« Accompagner les équipes de protection de l’enfance s’avère une nécessité tant les situations sont complexes et pourvoyeuses d’émotions fortes. Du rejet de la famille en passant par la colère, l’adoption implicite des enfants en entrant dans un bras de fer avec les parents. Ajoutons à cela la chronicisation de familles traversant de cinq, dix ou quinze mesures. Plus les situations sont complexes, plus elles appellent à une prise de recul.
Chaque praticien a sa vision. Il me faudra donner quelques éléments de ma pratique. Le terme de “systémie” n’est pas un gage de qualité en soi. Il s’agit avant tout d’avoir compris la demande de l’institution, perçu les difficultés, de s’adapter mais également de disposer d’une expertise et des objectifs, de son cadre de référence. L’approche systémique est la plus appropriée dans ce champ, que ce soit en supervision, mais également auprès des jeunes dont le contexte est fondamental, et un merveilleux levier de travail. Ma vision globale consiste en un travail de maillage constant entre trois axes.
Nous n’observons jamais le monde de manière objective. Intrinsèquement influencé par notre propre regard, l’acte de perception n’est jamais impartial ni neutre. Ceci posé, il est difficile de s’improviser dans un travail d’accompagnement d’une famille, puisqu’elle constitue un système, un ensemble d’éléments en interaction régi par des principes de fonctionnement. Un système tend à maintenir sa pérennité, il tente d’être perméable vis-à-vis de l’extérieur. Il est fondé sur un mythe et une histoire qui guident implicitement les actions et les places de chacun. Nous pouvons aussi dire qu’il n’y a donc pas une cause unique à un problème et que chaque personne a une part de responsabilité. D’autres principes régissent un système, on parle de cybernétique, de “-tique” (l’art) et “cyberno” (piloter, diriger). Cette racine grecque a donné le mot “gouvernail”. La cybernétique se définit donc comme l’art de gouverner, de diriger en fonction de la connaissance de toutes les interactions.
Un élément relationnel guide la vision systémique : c’est le concept de “résonance” qui nous dit que les êtres humains ont tendance à se faire confirmer par leurs paroles et leurs actes ce qu’ils pensent d’eux-mêmes. Résonner, c’est vibrer à l’unisson. Le chemin qui met en route la réflexion sur ce processus de résonance est alors : “Je ressens quelque chose en contact avec cet autre système et je réagis par mes actes, paroles ou émotions de telle manière. Comment cela se fait-il ? Afin de comprendre mon système, mais avant tout comment cela s’explique-t-il pour l’autre système ? Que cela m’indique-t-il du rôle qu’il veut me faire jouer ou ressentir ?”
Dès lors, la résonance nous montre que le professionnel, l’équipe et les institutions offrent une caisse de résonance utile et que les émotions ou agissements sont le produit de la rencontre entre deux systèmes. Ecouter et voir ce qu’il se produit en nous devient un indicateur à manier avec le superviseur, à visée d’auto-compréhension mais aussi d’exploration de la famille. La colère, la peine, le besoin de protection, l’oubli d’un membre de la famille deviennent alors des indicateurs non plus d’une mauvaise pratique, mais des indices pertinents qui nous permettent de nous replonger dans l’histoire familiale, de comprendre sa dynamique intrinsèque. Ne pas donner la parole à un père mis de côté par la mère nous fait entendre que nous sommes en relation avec la famille et qu’il faudra désormais réfléchir stratégiquement pour, par exemple, sortir de cette boucle, de cette confirmation de l’inutilité de la parole du père par la mère.
Il s’agit de poser un œil sur l’ingénierie du système : l’organisation du travail. Voici notamment quelques points de réflexion.
• L’information doit circuler, faute de quoi les pratiques éducatives sont logiquement incohérentes et il n’y a plus construction : l’équipe génère, développe ou potentialise des problématiques.
• L’approche doit être pragmatique, concrète et non théorique : qui prend l’information ? qui la donne ? qui doit la chercher et comment ?
• Se doter d’une vision photographique (à l’instant T) et cinématographique (en mouvement) de la situation via l’utilisation d’outils.
L’objectif général est de construire des habitudes, des rituels d’équipe, permettant à cette dernière de s’autonomiser, d’avoir une identité, un savoir-faire, et non des règles qui proviennent exclusivement du haut.
Le superviseur peut amener l’équipe à réfléchir et à créer ses propres règles, afin qu’elle s’autodétermine, pour s’approprier son travail. Nous pouvons faire l’analogie entre suivi familial et équipe éducative : nous devons nous poser des questions plutôt qu’en recevoir, la meilleure information qui permet de faire évoluer un système provient du système lui-même afin de ne pas développer des résistances. Par conséquent, le superviseur ne peut donner de solutions extérieures, il peut suggérer des étapes qui mèneront à trouver un nouvel équilibre.
L’équipe doit tisser son propre cadre, car c’est elle qui sait le mieux, elle est au contact avec la clinique, pas le chef de service, pas le superviseur ni le directeur, mais l’équipe au complet.
• Le cadre est protecteur et sécurisant. S’il y a un problème, il faut l’observer et l’interroger pour apprendre du fonctionnement plutôt que de faire le procès du collègue qui a échoué dans sa tentative d’apporter une réponse.
• Les “procédures” sont discutées, explicitées, acceptées en amont, puis appliquées et intégrées par chaque personne et incarnées dans le cadre de l’équipe.
Après avoir décrypté la résonance, observé son système, compris sa place et observé ses automatismes, l’équipe peut désormais mieux comprendre le système familial, désintriquer ce qui provient d’elle et de l’autre. Elle peut alors penser stratégie et créativité. Le fameux pas de côté ne peut s’opérer qu’en ayant conscience des influences réciproques et d’une cartographie de son fonctionnement et du fonctionnement face à elle. Les systèmes répètent des schémas (boucs émissaires, jeux pervers, parentification, protections, diversions, etc.) et il est nécessaire de les observer de part et d’autre avant d’engager une action en connaissance de cause. Ne pas écarter ce brouillard fait prendre le risque d’insister, de répéter les mêmes erreurs, voire d’empirer la situation.
De ce travail ressort une compréhension du système familial.
La supervision telle que je la pratique procède d’allers-retours entre ces trois axes en fonction de l’équipe, de ses difficultés, de son évolution, des capacités de ses membres, mais aussi de l’évolution de l’institution, du type de public et des politiques gouvernementales.
Le superviseur n’est pas là pour revêtir toutes les fonctions, même s’il peut par exemple observer un écart entre le projet de service et les pratiques. Nous pensons que séparer “analyse des pratiques”, “supervision” et “régulation d’équipes” n’a donc pas de sens. Ces fonctions peuvent être incarnées sans substitution de rôles par le même superviseur, qui n’est pas amené à prendre plusieurs casquettes, mais qui a nécessairement besoin d’avoir conscience des enjeux de contenu ou de processus qui traversent l’équipe.
La participation des psychologues et des chefs de service est nécessaire puisqu’ils travaillent sur les mêmes situations, mais l’objectif n’est pas de niveler toutes les fonctions. Un accord harmonieux doit aussi s’opérer de la direction de l’établissement au travailleur social.
Le superviseur systémicien, à la manière du thérapeute familial, est garant du déroulement du processus avant tout, plutôt que celui qui vient régler des problèmes. Ce point d’appui est bien plus puissant et amène à des modifications sur le long terme. La qualité de son intervention se trouve non pas dans la force des principes qui guident son oreille et son regard, mais dans sa capacité de travailler systémiquement en s’appliquant à lui-même et à l’équipe les principes qu’il veut par la même occasion transmettre. »
(1) Auteur de Révéler la créativité des équipes éducatives avec l’approche systémique – Ed. ESF sciences humaines, 2021.
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