« Certains des jeunes qui atteignent la majorité légale sont condamnés à une minorité sociale. Le seuil administratif des 18 ans est perçu comme une violence par beaucoup de jeunes “vulnérables”, c’est-à-dire sans soutien familial et rencontrant des difficultés personnelles. L’arrêt automatique de la protection de l’enfance est une échéance brutale qui cause beaucoup d’échecs. La raison en est que, dans la catégorie des 18-25 ans, l’aide aux jeunes majeurs n’est accessible que sous conditions, comme une exception individuelle au droit commun. Nous pensons que la majorité à 18 ans est une illusion pour les personnes vulnérables. Pour les jeunes sortants de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou considérés comme “invisibles”, ni en études, ni en emploi, 21 ou 25 ans serait plus réaliste. Car les mesures prises pour les personnes précaires de moins de 26 ans n’ont un effet positif que pour une partie des publics concernés. Ces mesures d’aide ne parviennent pas à soutenir ceux qui sont les plus en difficulté…
Comme Ben. En foyer avant ses 18 ans, il va à l’école de la 2e chance, touchera 500 € à sa majorité et bénéficiera d’un hébergement en auberge de jeunesse (le département finance un 1 mois et laisse à sa charge 11 € par repas). Vu son âge et sa précarité, il lui est impossible d’accéder à un logement, fût-il accompagné. Le SIAO (service intégré d’accueil et d’orientation) l’a orienté sur notre dispositif expérimental.
Et comme Oli. Cette jeune fille, âgée de 20 ans, a connu une période d’errance et de fugues avec prostitution. Suivie par la protection judiciaire de la jeunesse et en difficulté pour toute démarche et pour son budget, elle a échoué à revenir chez sa mère, a eu recours au 115, au foyer de jeunes travailleurs… Elle ne mène pas à bien les formations ou emplois qu’elle tente, même à temps partiel. Accueillie à l’Anef, elle envisage une demande de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé.
Autre problème : les discriminations continuent et les disparités territoriales s’accentuent. Il existe plusieurs vitesses dans la protection des mineurs et des jeunes majeurs : le prix de journée accordé par un département pour l’hébergement et l’accompagnement d’un mineur non accompagné (étranger) est le tiers de celui de la prise en charge en foyer éducatif de droit commun. Et le taux de mesures d’accueil provisoire jeune majeur varie de 1 % à 74 % selon les départements. Nous partageons donc l’évaluation critique de France stratégie de mars 2021 : “La stratégie la plus répandue a été l’adoption d’une politique de ’régulation-réduction’ de ces mesures […] dans une logique de sélectivité et de contractualisation.” Ces inégalités n’ont été qu’atténuées par la dynamique de relance impulsée par le secrétariat d’Etat à la protection de l’enfance.
Nous en sommes pourtant à la troisième année de la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté.
Lancée fin 2018, c’est le cadre de la mission “Inclusion sociale et protection des personnes” concourant à la protection des jeunes vulnérables. Elle a permis des améliorations, en particulier dans des prises en charge socio-éducatives plus précoces. La protection-accompagnement proposée est unanimement vécue comme riche et nécessaire, malgré des moyens trop limités en temps de présence directe.
Cette stratégie est basée sur le choix politique de prioriser l’insertion par l’économique et l’émancipation par l’emploi. Ainsi, il est requis des jeunes vulnérables qu’ils parviennent, à l’issue de leur formation, à trouver un emploi et à être solvables. Alors qu’ils n’ont ni soutien ni aisance sociale, il est exigé d’eux qu’ils se mettent à niveau et tiennent les échéances. Cette pression est trop forte pour être productive. Quelques-uns réussissent au prix d’un accompagnement soutenu ; les plus en difficulté échouent et s’effondrent. Cette situation est injuste au regard de notre idéal d’égalité des chances. Bien sûr, la politique du “Logement d’abord” compense l’accent mis sur l’insertion par l’emploi. Mais les témoignages des jeunes accompagnés vont tous dans le même sens : leur besoin prioritaire est la garantie d’un toit pouvant devenir un logement autonome.
Comme les jeunes concernés, les acteurs de l’insertion sont sous pression. Ils subissent la précarité du régime des subventions annuelles à l’activité ou des conventions triennales pour expérimentation. De surcroît, les salaires des travailleurs sociaux n’ont pas été revalorisés alors que c’était un objectif affiché de la stratégie de lutte contre la pauvreté. Les rémunérations ont augmenté quatre fois moins vite que le Smic de 2004 à 2021 dans la convention collective nationale du 15 mars 1966 (CCN66). Résultat : le secteur recrute très difficilement et risque une déqualification. Les salariés de nos associations ont été exclus des revalorisations prévues pour l’attractivité de nos métiers !
Quoique sous pression, les professionnels de la solidarité inventent des solutions. Nous continuons de lutter contre l’inégalité des chances. Nous persistons à demander que la protection des jeunes majeurs vulnérables soit obligatoire. Précisément, la décision de leur apporter un accompagnement, compétence du département, ne saurait varier au gré des opinions locales et des budgets annuels. Nous souhaitons que l’Etat veille à réduire les inégalités départementales en s’appuyant sur des observatoires de l’enfance en danger opérationnels. L’équité de traitement ne doit-elle pas être garantie localement, au regard des traités internationaux et de la stratégie nationale ?
Pour le suivi intensif des majeurs en très grandes difficultés, nous proposons de généraliser les CHRS (centres d’hébergement et de réinsertion sociale) dédiés aux jeunes. Les expériences réussies attestent du besoin de disposer à la fois d’un logement et d’un accompagnement éducatif solide. Pour poursuivre une transition accompagnée jusqu’à l’autonomie réelle, nous suggérons des unités d’accueil en appartements diffus et un suivi externalisé, y compris par un accompagnement éducatif en milieu ouvert (AEMO), de façon à assurer le long passage d’une enfance meurtrie à l’âge adulte.
En outre, nous proposons de personnaliser les conditions d’attribution des aides aux jeunes majeurs vulnérables. Ainsi, la solvabilité représente un frein insurmontable à une orientation dans les dispositifs d’accompagnement vers et dans le logement que sont l’intermédiation locative, les baux glissants ou les logements sociaux. Les jeunes ont besoin de temps pour couvrir leurs besoins primaires (logement, alimentation, scolarité…) alors que leur situation change sans cesse. Ayant une histoire singulière, chacun doit suivre un parcours propre.
Nous souhaitons enfin que les expérimentations réalisées en faveur des jeunes majeurs vulnérables soient reconnues : des modes de prise en charge ont rencontré le succès, des expertises ont été menées. Il faut les pérenniser. Et puisque la plupart des innovations résultent de partenariats liés à la contractualisation Etat-départements et à la stratégie de lutte contre la pauvreté, poursuivons dans ce sens : dans le décloisonnement des dispositifs et dans l’engagement personnel et partenarial. »
(1) Les associations regroupées dans la Fédération Anef emploient 1 000 professionnels qualifiés dans 12 départements, pour le secteur « accueil, hébergement, insertion » (AHI), et surtout en protection de l’enfance (AEMO, foyers, CHRS, services éducatifs pour mineurs non accompagnés [Semna] et autres types de mesures mises en place par des établissements et services sociaux ou médico-sociaux). Reconnue d’utilité publique, la Fédération Anef soutient la coopération entre ses membres et fait valoir les observations et analyses de ses praticiens de terrain.
(2) Le revenu universel d’activité n’a pas été créé en 2018 ; la garantie jeunes n’a concerné que 200 000 personnes ; le nouveau contrat d’engagement vise 500 000 jeunes les plus précaires et ne s’adressera finalement pas à tous les jeunes sans emploi ni formation.
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