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L’insertion par le travail indépendant, un dogme idéologique

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Promues par des relais influents, les entreprises d’insertion par le travail indépendant se multiplient rapidement. Le fruit d’une idéologie misant sur le travail, même précaire, comme principal facteur d’amélioration sociale.

« Vous êtes des pionniers. Vous êtes des défricheurs », déclarait fin juin Brigitte Klinkert en introduction d’un colloque réunissant les poissons-pilotes du domaine. « Vous pouvez compter sur moi pour créer les conditions favorables au développement de l’insertion par le travail indépendant », ajoutait la ministre déléguée à l’insertion auprès du ministère du Travail. Depuis 2018, un cinquième modèle d’insertion par l’activité économique (IAE) est en pleine éclosion : l’entreprise d’insertion par le travail indépendant (EITI). Un dispositif bénéficiant du regard bienveillant de l’exécutif. Dans son amendement déposé fin octobre dans le cadre du projet de loi de finances pour 2022, et adopté quelques jours plus tard, il soutenait ainsi le renouvellement de l’expérimentation pour deux années supplémentaires. L’EITI représenterait ainsi, d’après le gouvernement, « un levier intéressant » permettant « d’offrir une solution à certaines situations personnelles (…) difficilement conciliables avec un cadre de travail salarié classique ».

Résultat ? Depuis quelques mois, ces entreprises, jusqu’à présent très rares, se multiplient. Si 19 EITI étaient dénombrées fin juin, 36 structures sont désormais conventionnées à l’heure où nous écrivons ces lignes. Soit 17 entreprises supplémentaires en quelques mois. D’après Mathilde Ausort, chargée de mission à la Fédération des entreprises d’insertion, principal lobbyiste du dispositif, cette « forte croissance » s’explique par le fait qu’une grande partie de ces entreprises se seraient saisies cette année du fonds de développement de l’inclusion (FDI), l’enveloppe budgétaire de 150 millions d’euros. Mais cette progression découle aussi de l’essaimage de certaines structures. Germinal, qui propose un panel de services à des travailleurs, est l’une de celles se développant le plus actuellement. Cette association est pilotée par le Groupe SOS, le géant du social (voir ASH n° 3209 du 14-05-21, page 6) qui, jusqu’en 2017, comptait dans ses rangs Aurélien Taché, le député à l’origine, un an plus tard, de l’amendement pour le lancement de l’expérimentation.

Au cœur de ce nouveau dispositif, se trouve l’enjeu de prouver la réussite d’un nouveau modèle social. Aurore du Belloy, consultante pour Lulu dans ma rue, reconnaît un changement de paradigme : « Il faut réinventer l’accompagnement socio-professionnel. Nous n’avons pas les personnes sous la main. Elles ne sont pas “captives”, comme on peut le voir dans une entreprise d’insertion. Il faut leur faire la démonstration de l’utilité de cet accompagnement, il faut les “fidéliser” d’une certaine manière », explique-t-elle.

Quel accompagnement social ?

L’entreprise parisienne Lulu dans ma rue, première structure à avoir été conventionnée, est l’EITI la plus emblématique. Ménage, bricolage, montage de meubles… sont autant de services proposés par les « Lulus ». Selon Aurore de Belloy, 31 % des 800 personnes opérant sur la plateforme répondraient aux critères pour bénéficier d’un agréement IAE. Celui-ci permettant ensuite de déclencher une aide au poste pouvant atteindre jusqu’à 5 670 € par travailleur. Une enveloppe prioritairement consacrée, d’après Aurore de Belloy, au financement des postes des six chargés d’accompagnement socio-professionnel, chapeautés par une responsable de pôle. Chacun se voit confier quelques dizaines de dossiers et mène, au minimum, un entretien par mois auprès des bénéficiaires. Leurs prérogatives : réaliser les diagnostics, élaborer des parcours et accompagner les démarches d’accès au droit commun. Les familles monoparentales, les seniors (voire retraités), les personnes souffrant de problématiques de santé figurent parmi les publics accompagnés.

Ces profils rencontrent une autre difficulté : 48 % des « Lulus » peinent à trouver un toit. Un chiffre qui interroge. Le statut d’auto-entrepreneur ne représenterait-il pas, en lui-même, un frein, pour se loger ? A ce sujet, la réponse de l’EITI est, pour le moins, paradoxale, reconnaissant le besoin récurrent d’une activité salariée pour résoudre cette question : « Attestant de la stabilité de leur chiffre d’affaires sur plusieurs mois (en ayant, par exemple, des clients récurrents en ménage), il n’est pas rare que des “Lulus” obtiennent un logement, déclare ainsi Aurore de Belloy. D’autres cumulent emploi salarié et statut d’auto-entrepreneur, ce qui améliore la recevabilité de leur demande. Pour certains, la situation familiale globale (mari salarié, par exemple) est considérée et permet d’avancer dans la résolution des situations. Enfin, il est arrivé que des “Lulus” qui souhaitaient initialement rester auto-entrepreneurs à l’issue du parcours soient finalement accompagnés vers une sortie en emploi salarié pour faciliter l’obtention rapide d’un logement. »

Plateformes : la zone grise du travail indépendant

Autre enjeu pour l’EITI : sécuriser, faute de salariat, la relation bipartite, malgré le statut d’indépendant. A la demande de ses adhérents, la Fédération des entreprises d’insertion a ainsi élaboré un « contrat type » qui permettrait, d’une part, de protéger structures et travailleurs, mais aussi, d’autre part, d’éviter une éventuelle « requalification salariale ». L’organisation a refusé de nous remettre le document en question. Elle assure que « ce contrat préserve l’indépendance du travailleur indépendant à l’égard de l’EITI ». Une indépendance qui se caractérise, d’après la jurisprudence, « par la possibilité de se constituer une clientèle propre, la liberté de fixer ses tarifs ainsi que la liberté de fixer les conditions d’exécution de la prestation de service ».

« Le modèle de plateforme est dominant chez les plus grosses EITI, mais beaucoup de ces structures n’en ont pas », insiste cependant Mathilde Ausort. Reste que, à l’instar de Lulu dans ma rue, d’autres plateformes se lancent sur ce créneau. La startup StaffMe vient ainsi d’obtenir un conventionnement EITI dans le Val-de-Marne, sous la houlette de Norma Valteau, ancienne responsable du développement de Lulu dans ma rue. Or cette entreprise qui propose à des étudiants des missions ponctuelles sous statut d’indépendant connaît bien la question de la requalification salariale. D’après une enquête publiée en 2020 par Libération, celle-ci aurait déjà été poursuivie par l’un de ses ex-« Staffers » pour faire reconnaître son statut de salarié. Toute la question est alors de savoir si les contraintes imposées par ces plateformes ne sont pas trop fortes, au risque d’être assimilées à du salariat.

Le monde du handicap est lui aussi pleinement touché par cette question. Un sujet porté par l’association H’up Entrepreneurs. Cette organisation, présidée depuis 2020 par Hamou Bouakkaz, l’ancien adjoint à la Mairie de Paris pour la vie associative, se félicite d’être « à l’origine de la loi “Macron” qui permet aux entreprises de comptabiliser en unités bénéficiaires la sous-traitance aux travailleurs indépendants handicapés (TIH) ». Ainsi, depuis 2016, faire appel à un TIH est pris en compte par l’entreprise au même titre que l’emploi d’un salarié en situation de handicap ou que les dispositifs de sous-traitance avec les entreprises adaptées et les Esat (établissements et services d’aide par le travail).

Pour Pierre Naitali, avocat spécialiste du secteur médico-social, la vigilance reste néanmoins de mise. « Les TIH peuvent avoir du sens, mais la difficulté réside dans les mesures de protection. Il y a aussi la problématique de l’adaptation des postes de travail. Si la personne est indépendante, elle peut être dans un rapport déséquilibré avec son donneur d’ordre. En revanche, si on a affaire à des travailleurs indépendants qui veulent créer des micro-entreprises parce qu’ils ont des idées ou de la valeur ajoutée, pourquoi pas ? »

Un eldorado ?

Et au-delà de la création du statut TIH, cette loi a en outre donné naissance à l’une des EITI qui se développe le plus à travers la France : Linklusion. Cette entreprise se définit comme « la plus grande plateforme de sous-traitance TIH, entreprise adaptée, Esat, avec plus de 2 000 prestataires ». « C’est le produit d’un besoin qu’a fait émerger H’up », souligne Hamou Bouakkaz, qui a quitté l’actionnariat de la société pour éviter tout « conflit d’intérêts ». L’ex-adjoint de Bertrand Delanoë n’en demeure pas moins intéressé par ce modèle. Il préside depuis mars une nouvelle société, Les Equipiers du quartier, qui cherche à être conventionnée en accompagnant des sans-abri recrutés en tant que colporteurs de presse.

Pourtant, malgré l’engouement d’un noyau d’acteurs pour cette expérimentation, celle-ci suscite encore des interrogations, notamment au niveau de certains départements. Dans le Lot, Jérémy Marot, chef du service « insertion », compte pour sa part trois personnes spécifiquement chargées d’accompagner les entrepreneurs. A l’inverse, dans ce même département, près d’un quart des bénéficiaires du revenu de solidarité active disposent d’un statut d’indépendant. « Selon nous, cette activité n’est pas l’eldorado escompté, expose-t-il. Quand j’ai entendu parler pour la première fois de l’EITI, j’avais un petit bémol, car nous voyons des gens qui rentrent dans le dispositif après avoir créé leur activité indépendante. »

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