Je ne veux pas te regarder. N’insiste pas, vraiment. Laisse-moi tranquille. J’ai envie de me laisser happer par mes souvenirs, longue pellicule déroulante de ma mémoire, photos jaunies aux coins racornis. Mes yeux restent obstinément fermés, et tu crois tristement que je ne veux pas te voir. Non, Flore, ce n’est pas ça. Mais quand je te regarde, ton visage se superpose à d’autres. Tu as un peu le sourire d’Edmonde, ma douce tante, et la coiffure d’Agathe, mon adorable petite-fille, et les yeux d’Ophélie, mon amie de jeunesse. Alors, pour mieux me rappeler de chacune d’entre elles, il faut que je t’efface, j’ai besoin de me concentrer tu comprends, parce que tout se mélange, ton visage et les leurs, ton sourire et leurs regards.
Je ne veux plus que tu prennes soin de moi. Et pourtant, j’aime quand tu me berces de ta voix et de tes mains. J’aime ta douceur et tes murmures autour de moi. J’aime tout autant t’entendre rire à l’autre bout du couloir, tu as le rire sonore et généreux, le rire de ta jeunesse. Il me fait du bien, ton rire, il me rappelle celui d’Ophélie. Je t’ai déjà parlé de ma douce amie ?
Je me laisse porter par tes sonorités, murmure délicat et rire éclatant, et tes mots toujours si doux pour me parler et me rassurer. Ta voix qui m’enveloppe et tes mains tout autour, délicatesse sur mon corps fatigué et multitude de sensations. Et si je ferme encore les yeux, c’est pour mieux me souvenir des mains de ceux que j’ai aimés, souvenir rimbaldien de frêles doigts aux ongles argentins, les caresses de Georges et la peau d’Ophélie, tendre amie disparue.
Je ne veux plus me lever, ni marcher, ni manger. Je ne veux plus rien.
Tu t’inquiètes et tu t’évertues à me « mobiliser » comme on dit dans votre métier. Je m’obstine à tout refuser, laisse-moi tranquille, va-t’en, laisse-moi me glisser tout doucement au fond de mon lit et de ma vie. Mais tu insistes, tu y mets tout ton coeur, tu ne plies pas devant l’inéluctable. « Mais si regarde, la petite plaie là, elle n’était pas là hier, je le sais bien ! », dis-tu à l’infirmière. Et vous appelez le médecin, parce que le refus de soins, la dénutrition, la petite plaie, cette ombre dans mes yeux, ça pue le syndrome de glissement tout ça ! Il faut faire quelque chose, hydrater, renutrir, soigner. Alors vous me perfusez, vous me pansez, vous me parlez, allez Florimonde, faut pas se laisser aller, il faut remonter, encore un petit effort, et vous me faites penser à Ophélie, joyeuse amie pleine de vie.
Mais moi, je n’ai plus envie. Tu sais, ma vie a été bien assez longue, j’ai ri, senti, touché, chanté, aimé, je suis tombée souvent et me suis relevée presque autant. Aujourd’hui, je suis fatiguée, je ne veux plus me relever. Plus la force, plus l’envie. Je veux juste fermer les yeux et me laisser glisser, sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles, tout doucement bercée par tous mes souvenirs : Georges, Edmonde, Agathe… et Ophélie, ma secrète amie suicidée.
Fermer les yeux une dernière fois, et ne plus voir que le corps sans vie de mon amie, mon amour, Ophélie.