Lorsqu’on lui demande lesquels de ses échanges avec les travailleurs sociaux l’ont particulièrement marqué dans son parcours d’enfant placé, Christian Haag se rappelle avec précision d’un moment « de magie et de tendresse infinie » vécu dans une maison d’enfants à caractère social (Mecs). « A l’époque, j’avais un peu peur des autres jeunes, je me renfermais beaucoup, confie-t-il. Un soir, alors que je n’étais pas bien du tout, j’ai écouté une chanson de Tina Turner dans ma chambre. En entrant, mon éducateur référent a été surpris, il m’a dit : “J’adore. C’est fou que tu écoutes ça.” Nous avons passé toutes les chansons du CD et avons presque fini par chanter ensemble. C’était de l’informel complet, du spontané et, pour autant, il a réussi son job. Je me suis senti mieux tout de suite, il m’a détendu et relaxé, ce dont j’avais énormément besoin. »
Lui-même devenu éducateur spécialisé, Christian Haag éprouve de la reconnaissance à l’égard des professionnels qui l’ont accompagné et qui n’ont pas hésité à lui faire de « vrais câlins » quand il avait le cafard ou un « gros bisou » avant ses départs en week-end. « Je ne me dis pas simplement qu’ils étaient de bons professionnels, je me dis qu’il s’agit d’êtres humains exceptionnels. »
L’amour apporté par son ancienne famille d’accueil, au sein de laquelle il a vécu de ses 4 à ses 14 ans, a en revanche été plus complexe à gérer pour le trentenaire. Abandonné à la naissance, ses traumatismes et sa peur de l’abandon l’on conduit à rejeter l’affection qu’on lui portait. « Je l’ai tellement refusée qu’ils ont fini par ne plus m’en donner pour se protéger et me protéger, ce que je comprends, analyse le professionnel, qui a écrit un livre narrant son expérience(1). Le fait qu’ils puissent un jour remplacer mes vrais parents me terrifiait. C’est pourquoi je n’ai jamais investi cette famille, contrairement aux relations que j’avais avec les éducateurs. »
Aujourd’hui, Christian Haag s’autorise à vivre dans son travail la proximité relationnelle qui l’a aidé à se construire quand il était enfant. Membre de l’équipe du foyer départemental de Strasbourg, où il exerce dans l’accueil d’urgence, il souligne l’importance de répondre au besoin d’affection des jeunes. « Nous nous retrouvons avec des enfants qui n’ont aucun contact avec leurs parents depuis plusieurs mois et qui sont dans des vides affectifs gigantesques et terrifiants. »
Si, selon lui, les professionnels n’ont pas besoin d’être démonstratifs, il est important de s’assurer que, parmi les adultes qui l’entourent, l’enfant a au moins une personne avec qui partager ses sentiments. « Dans notre équipe, il y a un éduc plutôt distant, je trouve cela très bien. Nous avons tous des manières différentes d’appréhender les contacts entre êtres humains, observe-t-il. Pour les enfants, c’est le reflet du monde dans lequel ils vont être plongés plus tard. Mais si, dans une équipe, tout le monde était amené à travailler de cette manière, je pense que ça serait compliqué. »
Autre point fondamental pour Christian Haag : apprendre à ne pas redouter l’amour comme émotion. « Nous avons pris peur de l’idée d’aimer, et c’est infiniment dommage, déplore l’ancien enfant placé. Le métier d’éducateur s’est tellement professionnalisé que nous nous trouvons aujourd’hui dans une espèce d’hygiénisme où il faut peser chaque phrase prononcée et où l’idée d’aimer est au mieux un grand tabou, au pire quelque chose d’inenvisageable. »
Lui n’a aucun problème à le dire : les « gamins » dont il s’occupe, il les aime. Preuve en est la décision qu’il a récemment prise de rester au-delà de ses horaires de travail le soir du réveillon de Noël. « Les jeunes savaient que je devais terminer à 21 heures ce soir-là et m’ont demandé de rester la soirée. Pourquoi est-ce que j’aurais accepté, si ce n’est par amour ? », interroge-t-il.
(1) Le murmure des démons, C. Haag – Nombre 7 Editions (2019).