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Le dogme de la « bonne distance » battu en brèche

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Destinée à poser le cadre d’une posture professionnelle appropriée, la notion de « bonne distance » est questionnée par de nombreux travailleurs sociaux. Au rythme des changements de société, des voix s’élèvent pour réhabiliter pleinement les émotions dans la relation d’aide. Et pour rappeler que, loin de s’opposer à une pratique réfléchie et rigoureuse, les affects représentent une force.

Mesurer son enthousiasme en apprenant une bonne nouvelle pour un usager, mettre de côté sa colère à l’écoute d’un récit de vie particulièrement difficile, ne pas se montrer agacé par le comportement d’un bénéficiaire… Nombreuses sont les injonctions accompagnant la notion de « bonne distance » dans le travail social. S’ils ont souvent été formés avec, de plus en plus de professionnels se détachent de ces préceptes. Assistante de service social et co-auteure du livre Engager ses émotions dans la relation d’aide(1), Alexandrine Laizeau observe une évolution dans l’approche des professionnels. « Lorsqu’en 2018 nous avons écrit notre premier article sur la question, personne n’en parlait autour de nous. Il s’agissait d’un sujet tabou. C’est ce qui nous a poussées à nous intéresser au sujet. » Catherine Galopin, avec qui elle a rédigé l’ouvrage, inscrit ce changement dans un mouvement général de société. « Nous sommes des travailleurs sociaux mais nous évoluons dans une société donnée. Aujourd’hui, de plus en plus de gens se demandent comment réhabiliter l’humain dans le travail. Il y a des livres sur le sujet et des réflexions. Alors que c’était un gage de sérieux de ne pas se montrer émotif, nous nous apercevons désormais que ce n’est pas si simple. » Selon Xavier Bouchereau, ancien éducateur spécialisé et chef de service en prévention spécialisée, le « mythe de la bonne distance », comme il l’appelle, pourrait remonter à la professionnalisation de la relation d’aide. « En professionnalisant le travail social, nous sommes allés chercher dans les sciences humaines des outils de compréhension. C’est une démarche essentielle. Mais en même temps que ces concepts et ces connaissances, nous avons importé ce que nous avons cru être une bonne méthodologie, c’est-à-dire le fait de rester extérieur à son objet de recherche. Nous avons voulu avoir une approche scientifique du travail social, qui ne fonctionne pas vraiment car il y a quelque chose de non maîtrisable dans ces métiers. »

Boussole interne

Qu’elles soient étiquetées négatives ou positives, les émotions sont pourtant intrinsèquement liées à la relation d’aide. « Il n’y a pas de relation sans affect, sinon il s’agit d’accompagnement purement technique », poursuit Xavier Bouchereau. En plus des rapports avec leur hiérarchie ou leurs collègues, les travailleurs sociaux sont confrontés à un panel d’émotions dans leur rapport aux personnes accompagnées. « Une auxiliaire de vie ayant perdu un ou une bénéficiaire et qui arrive au bureau en larmes, cela arrive souvent. C’est normal et c’est sain, illustre Dafna Mouchenik, fondatrice du service d’aide et d’accompagnement à domicile parisien LogiVitae. Certaines ont accompagné pendant sept ou huit ans la même personne tous les jours. Elles ont noué un lien spécial. » Ancienne éducatrice spécialisée dé­sormais à la retraite, Christine Racinoux explique quant à elle : « Des lors que nous travaillons dans le social, nous sommes traversés d’émotions, en résonnance ou en contre-résonnance avec celles d’autrui. Dans une première étape de ma vie professionnelle, j’ai perçu ces états émotionnels comme handicapants, mais j’ai ensuite découvert que, contrairement à ce qu’on avait tenté de m’inculquer, elles étaient un levier incontournable de la relation éducative. »

En prenant le temps de la compréhension, les professionnels peuvent en effet se servir de leurs émotions comme d’une boussole. La colère peut ainsi être révélatrice d’une situation venant heurter leurs valeurs profondes ; la peur, mettre le doigt sur un potentiel danger ; la joie ou l’enthousiasme, indiquer un alignement, une harmonie avec leurs propres aspirations. Il est donc important d’apprendre à recontextualiser ses émotions par rapport à son histoire et à la relation avec l’usager. « Il faut également les resituer sur un plan socio-historique, souligne Alexandrine Laizeau. Les émotions sont marquées par les narrations sociales, politiques et économiques qui traversent une société. » L’assistante de service social prend l’exemple d’un entretien qu’elle a vécu avec un usager et au cours duquel sa propre position l’avait interpellée. « Il s’agissait d’un monsieur qui n’avait aucune formation à 40 ans et qui m’expliquait vouloir travailler avec les enfants. Je lui ai répondu, en caricaturant un peu : “Tout est possible, il faut y croire.” En sortant, j’ai senti que quelque chose dans ma façon de lui répondre ne m’appartenait pas tout à fait. Avec l’analyse, j’ai pu mettre ça en lien avec les injonctions émotionnelles de positivité très fortes dans notre société actuelle. Nous y sommes régulièrement exposées et elles ont parfois tendance à nier le contexte socio-économique de la personne en face. »

Se montrer faillible

En filigrane, apparaît la question de sa propre vulnérabilité. En s’autorisant à se montrer faillible, le professionnel permet une relation plus riche et connectée avec le bénéficiaire, assure Christine Racinoux. « Au départ, j’avais tendance à occulter ce que je ressentais quand des adolescents revenaient de fugue. Je mettais en place la sanction institutionnelle, au lieu de leur dire simplement que j’avais eu peur qu’ils se prostituent, qu’ils rencontrent des personnes mal attentionnées ou qu’eux-mêmes nuisent à quelqu’un, poursuit l’ancienne éducatrice spécialisée. Au fur et à mesure, nous nous apercevons que le fait d’être faillible met les jeunes dans le même creuset d’humanité que nous. Ils deviennent psychiquement nos alter ego, et donc capables de se transformer. Alors que si l’éducateur reste “intouchable”, il n’y aura pas de rupture avec leurs mécanismes de défense. »

Existe-t-il toutefois un risque de se laisser submerger par ses émotions ? C’est précisément en prenant le temps de la réflexion que le débordement est évité, répondent les professionnels. « Si nous ne les identifions pas, ne les analysons pas et ne les partageons pas, nous pouvons nous laisser envahir », pointe Catherine Galopin, qui perçoit un double aspect pour chaque émotion. Ainsi, si la colère peut par exemple amener à comprendre ce qui nous tient à cœur, à entreprendre des actions de changement, elle peut également envahir la personne qui la ressent et conduire à la violence. Dans le même sens, la peur peut céder la place à la panique et à la sidération. « Hormis pour des événements très marquants, le risque de se laisser déborder n’apparaît pas du jour au lendemain, c’est un processus, corrobore Gautier Arnaud-Melchiorre, chargé par le gouvernement de la mission “Donner la parole aux enfants placés”, et lui-même ancien enfant placé. Si les professionnels sont accompagnés, que des regards se croisent, quand l’émotion émerge, elle est mieux soutenue. »

Pour permettre ce processus, beaucoup plébiscitent ainsi le développement de groupes de parole dédiés. Des temps durant lesquels des psychologues ou des superviseurs pourraient intervenir afin d’amener un cadre. « Les aides à domicile sont confrontées à des histoires tellement dures. Elles ont besoin d’en parler, de s’en parler. D’entendre que ce qu’elles réalisent n’est pas facile », rapporte Dafna Mouchenik. Quand Aurélie Jeantet, auteure du livre Les émotions au travail(2), prévient : « Il est important qu’il y ait des temps et des lieux d’échange de ses émotions. Il ne faut pas juste que cela se passe dans les couloirs. » Assistante familiale depuis neuf ans, Véronique Brandy tempère toutefois au regard de son expérience. « Les groupes d’expression, les rencontres informelles existent déjà. Mais aujourd’hui, si vous dites : “Tel enfant fait des cauchemars toutes les nuits, je suis allée dans son lit pour le rassurer”, vous risquez gros, c’est une faute professionnelle. Ces groupes ont leurs limites, car chacun a une épée de Damoclès au-dessus de la tête », note la professionnelle, qui appelle à davantage de confiance entre la hiérarchie et les assistants familiaux.

Au-delà des groupes de parole, prendre pleinement conscience de cette réflexion émotionnelle semble essentielle. « Il est nécessaire de reconnaître qu’il s’agit d’un travail et donc que nous devons le valoriser, explique Aurélie Jeantet. Pour cela, il faut des moyens et des savoir-faire. Cela ne doit pas reposer sur chacun individuellement, c’est trop lourd. »

« La bonne distance est un curseur »

Catherine Roulhac, directrice pédagogique à l’IRTS Île-de-France – Montrouge – Neuilly-sur-Marne

« La notion de “bonne distance” est toujours d’actualité. Nous ne pouvons pas faire l’économie d’en parler. Pour autant, il ne faut pas qu’elle soit galvaudée. Il s’agit d’un curseur. La bonne distance est la capacité à avoir de l’empathie sans être soi-même rongé par la situation de la personne en face. Cette notion est très différente d’un individu à l’autre et d’une situation à l’autre. Tout étudiant va être sensibilisé à cette question. Dans le montage pédagogique, il y a les GAP [groupes d’analyse de la pratique]. Pas une seule de nos formations ne s’établit sans cet espace de parole où les étudiants peuvent rapporter des situations qui les ont marqués. »

Notes

(1) Ed. Presses de l’EHESP (2020) – Voir ASH n° 3186 du 27-11-20, p. 36.

(2) CNRS Editions (2021) – Voir ASH n° 3227 du 1-10-21, p. 31.

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