« L’édition des ASH du 8 octobre dernier s’est fait l’écho du récent rapport de la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise) avec un éditorial – “L’Eglise et les lois de la République” – qui s’achève en considérant l’Eglise comme “une menace pour nos enfants”.
Evidemment, il n’est pas question de chercher à atténuer la gravité de la critique à l’égard de l’Eglise et de ses institutions éducatives. De fait, l’ampleur de la crise révélée par ce rapport n’autorise aucun détournement du regard. Des agressions sur des enfants ont été commises, voire des crimes ; ils ont trop souvent été volontairement masqués ; ils ont été perpétrés au sein d’une institution qui se veut porte-parole d’une morale de l’amour du prochain et du respect des plus fragiles. Le drame est triplement grave.
Par ailleurs, ces révélations ont lieu dans le contexte d’une crise contemporaine qui met à jour d’innombrables situations d’abus et de crimes sexuels sur des enfants, sur des femmes, sur des personnes vulnérables. Cette crise à la fois ecclésiale et sociétale touche le cœur de nos consciences, de nos pratiques, de nos engagements, et il est probable qu’aucune institution, a fortiori si elle accueille des enfants – et de surcroît des enfants en difficulté –, ne puisse s’en croire totalement à l’abri.
Nous avons donc souhaité réagir à cet éditorial et, plus précisément, saisir l’occasion pour contribuer à un dialogue avec tous ceux qui voudront y participer. Car il semble important de chercher les mots, ensemble, qui nous rappellent notre profession. Professionnels de l’action sociale, de l’action éducative, que professons-nous ? Que déclarons-nous ? Puis que faisons-nous pour mettre en pratique nos belles déclarations ?
Au sein de la fondation Apprentis d’Auteuil, notre expérience nous conduit à penser que la fraternité, celle qui respecte tout un chacun et tout en chacun, au nom de la République comme au nom de la foi, est aussi difficile à mettre en œuvre qu’il est nécessaire de la proclamer. Depuis plus de cent cinquante ans, la fondation est mobilisée au service des jeunes, et notre engagement se veut sans distinction d’origine, de culture, de croyance et se garde de toute intention prosélyte. Cette mobilisation de ses administrateurs, de ses donateurs, de ses collaborateurs salariés et bénévoles continue de plonger ses racines aussi bien dans la foi de ses fondateurs, dans le mandat que lui donne l’Eglise de se mettre au service des jeunes que dans les valeurs de la République, de ses lois comme de ses politiques publiques au service des jeunes vulnérables et de leurs familles.
Si Apprentis d’Auteuil est œuvre d’Eglise, elle est également fondation reconnue d’utilité publique depuis 1929. Et c’est avec ce double enracinement que nous essayons de faire œuvre de fraternité, en tissant les fils de l’“option préférentielle de l’Eglise pour les pauvres” et ceux de l’engagement de la République à bâtir – et sans cesse consolider – une société de liberté, d’égalité, de justice et de fraternité.
Jour après jour, nous expérimentons et constatons, comme tant d’autres qui partagent la même bonne volonté, à quel point il est difficile de réaliser ce rêve, sociétal autant qu’individuel, spirituel autant que civique, d’une fraternité réelle et sincère, aussi respectueuse de tous qu’exigeante pour chacun.
Ce rapport de la Ciase montre à quel point ont eu lieu, au sein même de l’Eglise catholique et d’institutions éducatives qui y sont rattachées, des comportements individuels et institutionnels scandaleux, inacceptables, intolérables, criminels. Et ce rapport se montre extrêmement sévère à l’égard de l’Eglise catholique en France, à laquelle il recommande d’engager sans délai de profondes évolutions et jusqu’à des transformations institutionnelles, organisationnelles, éthiques, juridiques et même théologiques. Nous ne pouvons qu’adhérer au constat et saluer la clarté des recommandations de la Ciase et de son président, Jean-Marc Sauvé, qui en a porté la responsabilité.
Nous savons d’ailleurs combien les valeurs portées par le sport, la culture, l’entreprise, l’éducation populaire et, bien sûr, la famille sont encore et trop souvent offensées par les comportements de quelques-uns. Comportements aggravés par ceux qui veulent protéger les institutions plus que les victimes et leur dignité. Or chacune des institutions à travers lesquelles les relations humaines sont “socialisées” (pour reprendre les termes du rapport de la Ciase) se veut porteuse de valeurs essentielles dont la société, les femmes, les hommes et les enfants ont le plus grand besoin. Il n’est donc pas question de les remettre en cause mais plutôt de se mobiliser pour les préserver et garantir le bien de tous et la protection des plus fragiles. Car les plus fragiles, les plus vulnérables ont souvent besoin, encore plus que les autres, de faire confiance, de se confier.
D’un point de vue philosophique, l’exercice de l’autorité est l’art de composer avec les limites humaines, avec les libertés, la sienne et celle des autres. Quand mon savoir rencontre mon ignorance, je peux décider de franchir la limite et d’apprendre. Mais quand la recherche de mon plaisir rencontre la vulnérabilité ou le refus de l’autre, je n’ai pas le droit de franchir cette limite. Quand mon autorité (d’adulte, d’éducateur, d’enseignant, d’aumônier…) rencontre la fragilité de celui qui a besoin de moi, de me faire confiance, de se confier à moi, la relation doit accepter le contrôle d’un tiers. C’est d’ailleurs ce qui donne sens et force au concept de “communauté éducative”. L’action éducative n’est pas une seule relation d’adulte à enfant, mais une relation qui engage toujours une communauté d’adultes aux responsabilités partagées. Bref, l’autorité comme la fraternité exigent les mêmes respect, discernement, humilité, subtilité, sens du dialogue et altruisme.
Dans le secteur de l’action sociale, il est fréquent d’entendre critiquer l’excès de normes qui finit par éteindre tout esprit d’initiative. Paradoxalement, les revendications pour de nouvelles règles s’y expriment fréquemment, souvent justifiées par le souci de protéger les plus fragiles. Or, en matière de protection des enfants, l’enjeu n’est pas seulement réglementaire ou législatif. Car tout ce qui est éducatif et relationnel ne peut être réglementé. Un enfant séparé de sa famille qui vit jour et nuit en maison d’enfants a aussi besoin de se sentir aimé par ceux qui l’entourent, et parfois besoin d’être embrassé. Ce ne sera pas, a priori, un crime. Qu’un éducateur prenne un enfant de 6 ans dans ses bras au moment de le mettre au lit est une bonne chose, à condition que l’enfant le veuille bien. Mais que l’éducateur fasse la même chose avec une jeune fille de 17 ans n’aura ni le même sens, ni les mêmes conséquences, même si elle le veut bien. La fraternité, comme l’autorité, a ses limites et le bon sens ne suffit pas pour que chacun les fixe seul et de lui-même.
En toutes circonstances, les enfants ont le droit absolu d’être respectés et protégés. Mais ils ont aussi besoin de notre confiance dans la capacité des femmes et des hommes qui les entourent à s’ajuster à leurs besoins, à leurs attentes, à prendre soin d’eux par respect– pourquoi pas par amour ? – et pas seulement par obligation. Dans l’Eglise comme n’importe où, les enfants doivent se savoir protégés. C’est leur droit et le devoir de tous les adultes est d’y veiller. Cette exigence fait partie du rêve de fraternité auquel nous aspirons. »
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