« C’est avec atterrement et lassitude que nous prenons connaissance de la réponse du CCNE (Comité consultatif national d’éthique) à la saisine de Sophie Cluzel – dont nous tenons à souligner ici le courage et la détermination – sur la question de l’“assistance sexuelle” pour les personnes en situation de handicap. Une réponse en forme de “fin de non-recevoir”, perdue au milieu de considérations générales déjà ressassées depuis les années 2000 et les précédents avis du CCNE, notamment l’avis n° 118 du 4 avril 2012.
Si le Crédavis(1) n’a jamais milité publiquement pour un “droit” à l’accompagnement sexuel actif, il est persuadé de l’intérêt de la reconnaissance de cette proposition quand la possibilité est connue des intéressés et que ceux-ci en expriment la demande. La dérogation à la loi sur le proxénétisme et sur la pénalisation du client – qui existe de fait puisque aucune poursuite n’a jamais été entreprise, malgré une pratique quotidienne – ne devrait pas poser plus de problèmes sur le plan du droit que celle accordée aux salles de shoot pour les usagers de drogues, malgré la pénalisation de l’usage de stupéfiants.
“Au préalable, il est important de rappeler qu’il s’agit d’un sujet éminemment complexe.” Il l’est quand on est incapable de l’aborder correctement, non débarrassé d’un fatras incommensurable de préjugés, de culpabilité, de relégation des femmes dans leur “intimité dangereuse” … La majorité des professionnels formés par le Crédavis et Sexual Understanding témoignent, après plusieurs jours de formation, de leur acquisition de compétences, guidés par une méthodologie rigoureuse, et de l’appropriation des outils pouvant leur permettre de faire avancer les établissements sur cette question.
A la lecture de la réponse du CCNE, on constate une fois de plus que celui-ci reprend les arguments classiques qui considèrent l’accompagnement sexuel comme une forme d’esclavage prostitutionnel, dans une totale confusion des genres. Même si la loi française l’assimile à de la prostitution, l’accompagnement sexuel ne poursuit en aucun cas les mêmes buts – purement financiers pour la prostitution – et ne s’exerce pas du tout dans les mêmes conditions (choix délibéré, absence de contrainte, formation spécialisée, sécurité réciproque). Au contraire, il vient remplir une fonction que beaucoup de celles et ceux qui y recourent jugent réellement vitale pour eux. Qui peut dire à la place des personnes concernées ce qu’il en est réellement ? Défendre, dans ce texte du CCNE, le droit à l’autodétermination des personnes tout en refusant une demande qui émane d’elles-mêmes, c’est dresser des limites arbitraires à l’autodétermination. Imaginez vivre trente années sans qu’aucune peau ne vienne vous toucher avec tendresse et sensualité, trente années de castration sociale – pas seulement due aux contraintes physiques, on y reviendra… –, d’absence de prise en compte de l’entourage et même, dans un certain nombre de cas, d’opposition active concrétisée dans les règles institutionnelles… Ou encore, alors qu’on a été privé par des prises en charge successives “excluantes” de toute éducation à la sexualité, de tout apprentissage de la chose sexuelle, de toute expérience amoureuse, comment découvrir sa réalité, sa sensibilité, son plaisir, considérés comme des droits sexuels reconnus par l’Organisation mondiale de la santé et l’Association mondiale pour la santé sexuelle ?
Sur ce point, le CCNE semble considérer comme immuables les “obstacles posés par les règlements intérieurs ou par l’organisation, parfois légitimes et essentiels au fonctionnement, qui ne permettent pas d’accéder à une certaine intimité et peuvent être sources d’agression”. Alors que le propre d’une réglementation est justement d’évoluer afin de mieux répondre aux besoins des usagers.
De plus, en admettant qu’il s’agisse juridiquement de prostitution occasionnelle, comment des scientifiques peuvent-ils reprendre l’argument de la non-marchandisation des corps ? Un footballeur, un comédien, un danseur, une aide de vie… – on aura compris – tirent leurs ressources de la mise à disposition de leur corps. Le problème n’est pas le commerce du sexe, c’est la domination et l’exploitation de l’autre comme objet de profit. C’est donc une vision culturelle qui fait des organes génitaux une spécificité sacrée ou satanique, suivant l’usage et le regard.
Il est évoqué “une difficulté, voire une impossibilité induite par le handicap à accéder à une vie affective et sexuelle, lorsque celle-ci est souhaitée”. Pourtant, des personnes très lourdement handicapées physiquement, voire en tétraplégie complète – c’est le cas de la présidente d’honneur du Crédavis(2) –, n’ont pas plus de problèmes que les “valides” à accéder à la vie sexuelle la plus satisfaisante qu’on puisse imaginer, et même à la parentalité en solo. La privation de sexualité, et surtout de sexualité relationnelle, est due, dans la grande majorité des cas, soit à l’environnement et aux conditions de vie, soit à un surhandicap intériorisé par la personne elle-même et son entourage, persuadés que cela lui est interdit ou impossible. C’est justement tout l’intérêt de l’accompagnement sexuel que de tenter de libérer les personnes de ce surhandicap et de promouvoir leur autonomie dans ce domaine et leur revendication à être considérées comme des adultes(3).
En réalité, c’est la réponse française aux situations de handicap, dénoncée en 2017 par la rapporteuse spéciale de l’Organisation des Nations unies(4), qui entraîne ce phénomène en pratiquant toujours la “ségrégation” des personnes handicapées. Quand cette réponse n’est pas à l’origine directe de leur impossibilité de jouir de leurs droits : interdiction des relations sexuelles dans les établissements avant les années 1990, impossibilité dans la plupart des lieux d’hébergement de recevoir dans sa chambre quelqu’un d’extérieur pour la nuit, absence d’accès à la prévention et à l’information… La liste est infinie, même aujourd’hui.
En ce sens, le recours à l’accompagnement sexuel doit être inclus dans une stratégie de santé sexuelle plus globale, inscrite dans les règlements des établissements et portée par un véritable projet de formation. Il ne s’agit en aucun cas d’utiliser l’accompagnement sexuel comme une soupape de sécurité permettant de maintenir le statu quo qui règne encore dans un certain nombre d’établissements.
On évoque également dans le texte du CCNE l’incontournable risque d’abus ou de dérapage sur des personnes vulnérables. C’est totalement méconnaître ce dont il retourne : toutes les personnes interrogées par le Crédavis – plus d’une vingtaine de femmes et hommes – et toutes celles connues par nos partenaires ayant bénéficié de cette prestation témoignent du contraire ! Soit les personnes offrant ce service sont très sérieusement et rigoureusement formées – en France, par l’Association pour la promotion de l’accompagnement sexuel ; en Suisse, par Corps solidaires ; en Belgique, par AditiWB… –, soit elles témoignent d’une humanité et d’une empathie, en particulier les travailleur(se)s du sexe spécialisé(e)s dans le handicap, souvent bien supérieures à celles des accompagnants professionnels. Si abus ou danger il a pu y avoir, ce sont des exceptions, alors que les professionnels qui interviennent dans les établissements sociaux et médico-sociaux sont très souvent à l’origine de maltraitances en creux (5), notamment sur le plan de la vie sexuelle, comme en témoignent régulièrement les personnes ayant effectué un passage en institution ou les professionnels formés par le Crédavis.
Enfin, si l’on considère le droit des personnes à être reconnues comme des adultes responsables et en capacité de faire des choix de manière éclairée – et on doit les aider à effectuer ces choix –, celles-ci peuvent parfaitement, pourvu qu’on ne les en empêche pas, solliciter l’aide d’un(e) assistant(e) sexuel(le) ou d’un(e) travailleur(se) du sexe, formé(e) ou non au handicap.
Non, non et non – pour faire bonne mesure –, vous n’avez pas fait correctement votre travail. L’éthique consiste justement à s’extraire de la morale et des préjugés et autres approximations en vue de reformuler les questions par des considérations éclairées des enjeux et des réalités particulières. L’éthique telle que nous la comprenons vise à éclairer les choix individuels et collectifs en ouvrant toutes les possibilités et en faisant apparaître les avantages et les inconvénients, afin d’ouvrir à un monde plus juste. Et c’est bien l’idéal de justice sociale qui fait défaut ici. »
(1) Le comité scientifique du Crédavis est composé d’Alain Giami, directeur de recherche émérite à l’Inserm, de Lucie Nayack, socio-anthropologue, auteure d’une thèse comparative entre la Belgique, la Suisse et la France sur l’assistance sexuelle, et de Claire Heijboer, directrice de recherche à l’Ecole pratique de service social. Sur la question de l’accompagnement sexuel, le Crédavis travaille actuellement avec de nombreux partenaires européens à un projet de conférence de consensus européen.
(2) Voir Rendez-vous en mères inconnues sur la chaîne YouTube « Crédavis Asso ».
(3) Citons la situation rencontrée par un homme de 20 ans tétraplégique et aveugle (bébé secoué à la naissance) qui ignorait qu’il avait des organes sexuels. La seule solution étant de les lui toucher et de lui faire toucher ceux d’un autre que lui.
(4) La rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits des personnes handicapées a dénoncé le “système de ségrégation” dont sont victimes, en France, 300 000 enfants et adultes vivant en établissement.
(5) Leur sexualité n’est pas un handicap, J.-L. Letellier – Ed. érès, 2014.
Contact : www.credavis.fr