« Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd’hui parler au nom du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. Ce n’est pas une tare, il y a du hasard dans la naissance, et je ne trouve cela ni bien ni mal. Je me borne à signaler au sociologue une anomalie et un objet d’étude », écrivait Albert Camus. Le message a été reçu par de nombreux chercheurs, à commencer par Pierre Bourdieu, il y a trente ans, et sa théorie de la reproduction. Les temps n’ont guère changé. Aujourd’hui, le sociologue Paul Pasquali démontre dans un livre passionnant que non seulement l’ascenseur social ne fonctionne plus, mais que le mérite ne paie pas. Contrairement à ce que la société martèle et à ce que parents, enseignants et élèves croient encore. Pour appuyer son propos, l’auteur analyse les stratégies de résistance mises en place par les élites et les grandes écoles, du XIXe siècle à nos jours, pour conserver leurs privilèges. Malgré la volonté des filières nobles, comme Sciences Po par exemple, de diversifier ses étudiants en accueillant des bacheliers issus des zones d’éducation prioritaire, « la plupart des écoles, particulièrement les plus cotées, peinent toujours à entrouvrir leurs portes aux enfants des classes populaires ». Car, parallèlement, le niveau requis pour concourir s’élève, renforçant la sélection et reléguant les moins lotis dans les universités dont l’image ne cesse de se ternir, à grand renfort de discours « empreints de mépris de classe » et de dysfonctionnements chroniques. Il n’est plus là question de « méritocratie » (concept né en 1958 dans le livre L’ascension de la méritocratie du sociologue anglais Michael Young, évoquant plus un « cauchemar » qu’un idéal) mais d’« héritocratie ». Le mérite, en dépit d’une visée émancipatrice née sous la IIIe République, ne serait-il alors qu’un faux-semblant destiné à masquer les inégalités en leur conférant un « air de justice » ? Pour l’auteur, il vaut en tout cas d’être repensé et défendu, mais c’est « toucher significativement aux conditions sociales d’accumulation et de transmission des héritages de classe ».
« Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite » – Paul Pasquali – Ed. La Découverte, 21 €.