Les cris d’une dispute s’élèvent dans le jardin. Deux clans s’affrontent : celui des filles veut reprendre le contrôle de la balançoire flambant neuve mais les garçons ne l’entendent pas de cette oreille. Les premières capitulent rapidement, dans l’indifférence totale de leurs adversaires qui continuent de se balancer avec enthousiasme. Anna(1) est contrariée, ses copines l’ont houspillée parce qu’elle avait choisi le camp des garçons. « Moi je préfère pousser de toute façon, je n’ai pas envie de monter sur la balançoire », explique-t-elle en haussant les épaules. Elle a 10 ans, et vit depuis un an dans le village de l’association Action enfance, à Villabé, dans l’Essonne. La structure héberge des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance (ASE) et s’est spécialisée dans l’accueil de fratries. Ici, on en compte vingt-cinq, soit soixante enfants âgés de 2 à 17 ans, qui se répartissent dans douze maisons. Anna est arrivée avec sa sœur cadette, Noémie, à peine plus jeune qu’elle. Contrairement à la plupart des autres fratries du village, les deux sœurs ne partagent pas la même maison. Une décision prise pour apaiser la relation conflictuelle entre les deux fillettes et permettre à chacune de se développer au mieux, explique la directrice de l’établissement, Marie Henni : « La petite a une véritable emprise sur la plus grande. Leur mère préfère Noémie à Anna, cela crée beaucoup de jalousie entre elles. On essaye de rééquilibrer tout ça, pour permettre à Anna de trouver sa place mais c’est difficile. » La fillette regrette cette situation : « On ne se voit pas trop, elle ne veut pas jouer avec moi. Notre relation n’est pas bonne, on se dispute beaucoup, elle dit beaucoup de gros mots. »
L’accompagnement de ces enfants au parcours familial complexe et souvent traumatisant constitue un véritable exercice d’équilibriste pour leurs éducateurs. « Ce sont des enfants issus de familles qui ont de gros problèmes, ils sont fracassés, commente Nacera Boutebal, éducatrice sur place depuis seize ans. Ils ne sont pas structurés, ils n’ont pas de base éducative, il faut tout leur apprendre. » D’où l’intérêt de maintenir les fratries ensemble, dans un même lieu de vie, afin d’assurer la continuité du lien familial. Action enfance a pensé sa structure comme un véritable village : au centre du parc, la salle commune d’activités avec jeux, livres, musique et tout autour, les douze maisons, chacune ceinte de sa petite haie bien taillée. Chaque pavillon compte cinq enfants et deux éducateurs : ceux-ci se relaient chaque semaine pour habiter 24 heures sur 24 avec les enfants. L’objectif est de recréer un fonctionnement familial. « Chacun doit participer aux tâches domestiques. A partir du moment où on assure les levers et les couchers, les enfants nous font confiance », précise Nacera Boutebal.
Et, comme dans toute famille, les journées sont rythmées par les activités de chacun : à 7 heures du matin, réveil de la maisonnée, les enfants s’habillent, prennent leur petit déjeuner, sous la supervision de leur éducateur qui les accompagne ensuite à l’école. Les plus grands et les plus autonomes peuvent y aller seuls, à pied ou à vélo. L’éducateur s’occupe ensuite des courses, des tâches domestiques, de la préparation des repas, ainsi que des dossiers administratifs qu’il lui incombe de gérer. A 16 h 30, il faut aller chercher les enfants à l’école, les accompagner à leurs activités extrascolaires, les ramener à la maison, superviser les devoirs, puis leur faire prendre une douche, préparer le dîner, assurer le coucher de tous… Sans compter les accompagnements chez les médecins ou spécialistes (orthophoniste, psychologue, etc.) pour ceux qui en ont besoin ainsi que les rencontres avec les parents, pour ceux qui ont un droit de visite. Un rythme intense, où la logistique prend parfois le pas sur le travail éducatif à proprement parler, déplore l’éducatrice de 60 ans. « Il est primordial que ces enfants puissent compter sur d’autres personnes que leurs parents, qui sont défaillants, et donc sur leurs frères et sœurs. Il ne faut pas rompre la relation d’amour entre eux. Celle-ci s’épaissit lorsque l’on vit ensemble », argumente Marie Henni.
Certaines fratries sont réparties dans des maisons différentes, soit parce que les relations entre frères et sœurs sont trop houleuses, comme dans le cas d’Anna, soit parce qu’un aîné a endossé un rôle quasi parental auprès de ses cadets et qu’il lui faut désormais se concentrer sur ses propres besoins. Dans ce type de cas, les équipes éducatives travaillent à maintenir les relations entre frères et sœurs. Les week-ends, des goûters, des dîners ou des soirées pyjama sont organisés pour rassembler les fratries et les vacances scolaires sont souvent prétexte à organiser des voyages ou des excursions ensemble. « L’important est de leur créer des souvenirs communs », ajoute la directrice. La grande salle d’activité, plantée au milieu du parc, est finalement souvent désertée. Les enfants préfèrent se retrouver dans les pavillons des uns et des autres, ou jouer dans le parc où vient d’être installé un terrain de sport. Vers 14 ans, les adolescents sont en général invités à rejoindre le « pavillon des ados », où ils vont pouvoir mettre en place des projets adaptés à leur âge et apprendre à gagner en autonomie en vue de leur départ du village, à leur majorité. Parce que leurs parents toxicomanes étaient dans l’incapacité de s’occuper d’eux, Erwan, 11 ans, son frère de 13 ans et sa grande sœur de presque 15 ans sont arrivés au village l’été dernier. Cette dernière a directement été admise au pavillon des ados, mais elle rend visite à ses frères tous les jours : « Elle vient trop nous voir, et c’est toujours pour me prendre ma console de jeux », raconte Erwan, mi-amusé, mi-blasé. Certains grands moments de l’année sont aussi le prétexte à organiser des événements pour tout le village. Après près de deux années marquées par la crise sanitaire de la Covid-19, les enfants ont expressément réclamé aux éducateurs d’organiser de grandes fêtes pour Halloween, Noël, Pâques et la chasse aux œufs.
(1) Les prénoms des enfants ont été modifiés.