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Les gens qui passent

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J’ai froid. Je suis pourtant bien emmitouflé : trois couches de vêtements les unes sur les autres. Mais je grelotte, de la tête aux pieds et des orteils aux cheveux. Marcher me réchauffera. Alors, je marche. J’arpente une rue, puis une autre, un boulevard, une avenue… Je marche sans but et sans fin. De toute façon, je n’ai nulle part où aller.

Quand je suis fatigué, je m’arrête sur un banc ou un bout de trottoir, et je regarde les gens passer. Je les détaille de la tête aux pieds et des orteils aux cheveux, et j’imagine leurs vies. L’homme pressé en retard au bureau. La femme pressée et les enfants pas pressés en retard pour l’école. Je donne dans le cliché de genre.

Le costard-cravate qui klaxonne impatiemment au volant de sa grosse cylindrée, lui, je le vois bien au sommet d’une tour, gros salaire et grosses responsabilités. Pas le temps d’attendre que la jeune maman ait fini de traverser, que déjà le moteur vrombit et il démarre au quart de tour en vociférant.

La jeune maman, justement, a déjà ce regard épuisé de celles qui passent leur vie à courir. Courir à l’école, puis au boulot, puis à l’école, puis à la maison, et courir toute la soirée pour satisfaire le bonhomme et la marmaille. Dans vingt ans elle courra après son mari, parti courir une plus jeune, une qui a les fesses hautes et les seins fermes, pas comme elle, triste quadra aussi molle devant que derrière.

Le jeune couple amoureux qui se bécote en marchant. Ils transpirent le bonheur sucré des premières fois : premier « date », premier resto, premier baiser, première nuit… Bientôt le premier appart, le premier enfant, le deuxième… Monsieur aura une belle voiture et un beau boulot en haut d’une tour, madame aura les seins qui tombent et sera toujours en retard. J’ai envie de leur courir après : « Arrêtez tout ! ça ne sert à rien, c’est foutu d’avance. Regardez-moi ! Regardez ce que va devenir l’enfant dont vous rêvez : un paumé, un rien du tout ! »

La tailleur-escarpins au chignon impeccable. Rien ne dépasse, pas un cheveu, pas un bourrelet. Belle et sûre d’elle, elle sait d’où elle vient et où elle va, et c’est pas le premier beau parleur venu qui osera la planter là, avec ses gosses et sa crise de la quarantaine. Elle, la tour, elle n’y travaille pas. Elle la possède et du bout de son escarpin, elle écrase comme un vulgaire mégot l’insignifiant humain que je suis. Moi, l’enfant sans avenir et l’homme sans passé, je ne suis qu’une poussière sur sa route toute tracée. Je ne suis rien.

Le vieux courbé qui prend son temps. Il marche d’un pas lent et chancelant, un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane. Il sait qu’il est en sursis, l’homme à la grosse voiture a déjà failli le renverser dix fois, le jeune couple amoureux l’a gaiement distancé et la tailleur-escarpins n’a même pas tourné la tête quand il s’est rattrapé de justesse au banc depuis lequel j’observe la vie.

Je ne serai jamais de leur monde. Ni riche, ni amoureux, ni puissant, ni vieux. Je suis seul sur ce banc et sur tous les autres. Alors je me lève et je reprends ma route, vers ailleurs, vers nulle part.

La minute de Flo

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