Elle n’a qu’une idée en tête : fumer sa cigarette avant l’arrivée du taxi qui doit la ramener chez elle. On ne sait trop, de nos questions ou du goûter servi, ce qui l’en empêche vraiment. Mais pour l’heure, entre deux bouchées de gâteau au yaourt et à la pomme, Martine P. se livre à quelques confidences. « Dans le village, c’est chacun pour soi. Avant, j’étais proche de ma voisine, décédée depuis. Maintenant, avec nos voisins, on ne se parle pas », regrette cette femme aux yeux rieurs. Agée de 58 ans, elle vit avec son mari à une vingtaine de kilomètres d’ici, dans la campagne de la Loire-Atlantique. Victime d’un traumatisme crânien après un grave accident, elle a perdu une partie de ses facultés cognitives. « Mon fils avait 2 ans, il en a 35, calcule-t-elle pour resituer la date de l’événement. C’est ma sœur qui s’est occupée de mes deux enfants et qui a découvert Les Amis de Raymond. » Depuis, Martine P. vient régulièrement entre les murs de cette belle bâtisse en pierre. En journée le plus souvent. Elle avoue un penchant pour les sorties au bowling, mais c’est surtout le lien avec les autres qui l’anime. « Venir ici, ça me change de chez moi, ça m’apporte beaucoup. Il y a du respect les uns envers les autres. Mon mari, pendant ce temps, s’occupe du potager ou va voir les copains. » Une gorgée supplémentaire de jus d’orange, et voilà le taxi stationné. Cette fois, c’est certain : la cigarette attendra.
Comme Martine P., chaque semaine, 40 personnes porteuses de handicap mental, psychique ou physique (32 depuis les restrictions sanitaires) sont accueillies aux Amis de Raymond, association sise à Loireauxence, commune nouvelle aux confins orientaux du département. Ainsi, tous les lundis, quatre groupes (d’environ dix personnes) sont reçues selon deux formules : soit un accueil à la journée le lundi et le vendredi ; soit un hébergement temporaire du lundi au jeudi et du vendredi au samedi. A ces accueils s’ajoutent des séjours de vacances. Près de 200 personnes sont ainsi inscrites sur le listing de la structure, toutes titulaires d’une orientation de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). La plupart sont originaires du département, quelques-unes du Maine-et-Loire voisin. Avec, pour chacune d’elles, un même quota : au maximum 90 jours d’accueil par an, dans ce qui constitue l’une des rares structures de répit des environs.
Les Amis de Raymond ont la particularité de recevoir des adultes vivant à domicile ainsi qu’en institution non médicalisée – foyer de vie, institut médico-éducatif (IME), etc. Des jeunes à partir de 20 ans comme des aînés. « Des gens de tout horizon / Qui ont leur maison / Mais qui aiment venir chez Raymond », comme le dit un poème créé par les accueillis. Un terme préféré ici à celui de « résidents ». L’établissement répond à différentes attentes. « Pour les aidants, on est une bouffée d’oxygène. Pour les professionnels en institution aussi, explique Marie-Noëlle Mercier, l’une des cinq aides médico-psychologiques (AMP) de l’établissement. Certains nous disent qu’on est la soupape de la Cocotte-minute. Quand les personnes reviennent dans leur établissement d’origine, on a souvent fait retomber la pression. » Et pour les accueillis eux-mêmes, l’établissement permet de se ressourcer et de rencontrer d’autres personnes à travers ses activités.
Atteint de troubles autistiques, Anthony, 38 ans, réside chez ses parents et travaille dans un Esat (établissement et service d’aide par le travail) de la région. Depuis deux ans, il fréquente la structure un week-end par mois. Non pour offrir un temps de répit à sa famille mais pour créer du lien et profiter des activités. « Anthony se débrouille tout seul pour beaucoup de choses et il n’a pas besoin de nous 24 heures sur 24, explique son père, Noël Delaunay. Les Amis de Raymond, c’est un choix de sa part. Il a connu la structure dans le cadre du travail. Les activités lui plaisaient. Nous, on trouve ça bien, il évolue dans un autre contexte que la famille. Ce qui l’oblige à faire attention aux autres, à participer aux activités, aux repas, y compris à leur préparation. La structure développe son autonomie à travers le loisir, d’une manière différente de l’Esat. »
Mère de Mathieu, porteur à 28 ans d’une trisomie, Anne Marlat avait besoin de souffler. Elle a été séduite par l’environnement familial de l’établissement. « Mon fils pratiquait le scoutisme : il était le seul en situation de handicap, se faisait chahuter par certains et ne supportait pas les bagarres. Il a fini par arrêter, avant de découvrir quelques années plus tard Les Amis de Raymond par l’intermédiaire de son Esat. On en avait entendu parler, mais ça nous semblait vieux jeu à l’époque. » Les premiers week-ends, Mathieu a traîné les pieds. Aujourd’hui, il s’y rend avec entrain. « Je suis très heureuse qu’il s’y sente bien, ça l’oblige à se frotter aux autres. Ce qu’il ne fait pas souvent. Et pour nous, c’est un superbe répit », résume Anne Marlat.
Créée en 1988, la structure a été portée par des bénévoles avant de se professionnaliser dans les années 2000 et d’être intégrée, début 2020, à APF France handicap. Désormais dans le giron d’une association d’envergure nationale, elle n’en a pas moins gardé son esprit familial. On y boit le café comme à la maison, on y prépare les repas qu’on partagera ensemble avant de nettoyer la vaisselle. « Ici, on a le droit de dire : “J’ai pas envie.” Il n’y a pas d’injonction de soins ou d’obligation à faire telle activité. Ceux qui le souhaitent peuvent aller faire les courses au supermarché, comme chacun d’entre nous pourrait le faire. On est tous sur un pied d’égalité. L’idée de sortir du contexte de l’établissement était à la création des Amis de Raymond. Et la vocation demeure », explique Olivier Granger, AMP.
Les bénévoles y sont encore nombreux à dispenser des activités. Comme Madeleine, venue cet après-midi enseigner l’art de la vannerie. Sur la table, les paniers en osier, fruit de plusieurs séances de travail, s’accumulent. Devant une baie vitrée ouverte sur la quiétude d’un troupeau de vaches, chacun achève son ouvrage personnel. Il y a Martine G., retraitée d’un Esat depuis deux ans. Depuis son divorce, elle vit seule en appartement. Il y a Michel, en famille d’accueil, qui fréquente l’établissement depuis vingt-cinq ans. Chacun s’est d’abord inscrit en fonction de l’activité. A chaque jour, son programme. Au menu du mois de décembre, par exemple : de la pâtisserie, des ateliers d’art floral ou de chant, un déjeuner au restaurant suivi d’un après-midi de shopping… En hébergement temporaire, une thématique donne sa coloration à chaque séjour : « La Bretagne, ça vous gagne » invite les participants à plonger les mains dans la pâte à galette ; le week-end « Ça caille » fleure bon les cimes alpestres avec sa virée à la patinoire et sa fondue savoyarde. Encore faut-il être en capacité physique d’évoluer sur la glace. « Avec le temps, les groupes sont devenus très hétérogènes. Les plus anciens aspirent à une tranquillité, les plus jeunes souhaitent davantage bouger, explique Claire Jaunet, cheffe de service. Il était devenu urgent d’adapter les séjours en fonction des personnes. » Pour répondre au mieux aux attentes des uns et des autres, l’équipe a diversifié les propositions et mis en place une signalétique de séjour. Des pictogrammes permettent de repérer les activités en fonction du degré d’autonomie nécessaire.
Ces dernières années, les populations ont évolué. Les Amis de Raymond accueillent davantage de jeunes sortis d’institut médico-éducatif (IME) et qui résident chez leurs parents faute de place en foyers. Mais aussi des jeunes en souffrance psychique ou atteints de troubles autistiques. Sans pouvoir répondre à toutes les demandes. « Si on avait suffisamment de places, lors de certains séjours, on pourrait doubler le nombre d’inscrits », souligne l’AMP. Ici comme ailleurs, les places manquent. Alors, le département de Loire-Atlantique invite désormais l’association à privilégier l’accueil de personnes à domicile sans solution. L’an dernier, 44 % des personnes accueillies résidaient en foyer, 56 % à domicile, c’est-à-dire seules, en couple, chez un parent ou en famille d’accueil. Un ratio amené donc à évoluer. Quitte à délaisser les personnes accueillies en foyer, qui constituaient jusqu’à présent toute la singularité des Amis de Raymond.
Dotée d’un budget de 640 000 €, la structure Les Amis de Raymond se compose d’une équipe d’une dizaine de professionnels, dont cinq aides médico-psychologiques (AMP) et une monitrice-éducatrice. Le prix de journée, financé par le département de Loire-Atlantique, est de 240 € pour l’accueil temporaire, avec un reste à charge de 20 € par nuit pour les personnes accueillies, et de 100 € pour l’accueil de jour, avec un reste à charge de 7,50 €.