Parmi les courants de pensée qui ont contribué à l’évolution du travail social, certains, telles la psychanalyse, les théories de l’attachement ou encore la psychologie comportementale, ont influé de façon déterminante sur les pratiques sociales. Jusqu’à ce qu’adviennent les neurosciences. Et que, dans leur sillon, toutes les théories échafaudées pendant les décennies précédentes soient reléguées aux oubliettes. Il faut admettre que les découvertes réalisées à partir de l’exploration cérébrale ont drainé leur lot de surprises. « L’une des principales leçons que l’on peut retenir des recherches menées ces vingt dernières années sur le cerveau, c’est cette formidable plasticité qui le rend capable de s’adapter aux épreuves que l’humain traverse, retrace Claude Martin, sociologue et directeur de recherche au CNRS. Or ce n’est pas ce sur quoi insistent les commentaires et usages que l’on fait des neurosciences aujourd’hui, qui évoquent surtout des impacts de longue durée, voire pour la vie entière des expériences précoces des enfants. »
Autre démonstration phare objectivée par ces recherches : la place des affects en tant que matériau indispensable au développement cognitif, psychique et affectif de tout être humain. Là encore, l’enjeu sur les postures professionnelles est colossal, puisque cela vient rompre avec plus de quarante ans de tradition de « juste distance » entre le professionnel et la personne accompagnée. « Il y a encore de très nombreux travailleurs sociaux en activité qui ont été formés avec cette idée qu’il fallait se tenir en dehors de toute relation d’aide éducative et de soins, constate Xavier Bouchereau, chef de service en protection de l’enfance et consultant en travail social. C’est d’autant plus dommageable que tout acteur social qui prend son travail à bras-le-corps sait très rapidement que ce qui fonctionne dans la rencontre, c’est d’abord de pouvoir tisser un lien avec la personne que l’on a en face de soi. Il me paraît donc très intéressant que les neurosciences éclairent et affinent ce que les acteurs de terrain mettent en œuvre depuis des années, même si ces découvertes ne révolutionnent pas pour l’instant notre travail au quotidien. »
Si ce n’est une révolution, comment expliquer que, après avoir envahi le champ de la santé, les neurosciences aient opéré une telle percée dans le médicosocial ? « Elles proposent une lecture inédite de notre cerveau qui nous permet de réinventer nos interventions, au sein desquelles la dimension affective n’est pas niée. Et il y a un côté génial de savoir que, rien qu’en adoptant une posture empathique et en se concentrant sur ce qu’il y a de chouette chez quelqu’un, on peut vraiment faire la différence, et ce quel que soit son niveau de symptômes dérangeants ou transgressifs », s’enthousiasme Hervé Reiss, éducateur spécialisé, ingénieur social et fondateur de l’organisme de formation Educ-enjeux. Un optimisme qui ne gâche rien dans un secteur qui accuse de plus en plus le coup. « Nous sommes dans une période où nous émettons beaucoup de doutes sur notre capacité collective à socialiser les générations qui viennent, théorise Claude Martin. Rien de tel que d’appeler la science en renfort pour atténuer ce genre de craintes. »
Et les neurosciences démontrent que les techniques éprouvées empiriquement par les travailleurs sociaux pour faciliter les apprentissages et la communication interpersonnelle trouvent une légitimité à travers les recherches scientifiques. « Le plus paradoxal, dans tout cela, est que cela ne change pas forcément les modèles éducatifs dits “traditionnels”, parce que les gens qui ont envie de croire au modèle punitif continuent de le faire, parfois même au mépris de la loi, poursuit Hervé Reiss. Les textes sont pourtant clairs : on doit proposer un cadre extrêmement thérapeutique et bienveillant aux personnes que nous accompagnons. Résultat, quand on ne fait pas cela, on sait qu’on n’est pas dans les clous. » Ou, du moins, pas en accord avec une tendance qui hisse les neurosciences en haut de l’affiche. « Les neurosciences ne sont pas à remettre en cause. Au contraire, elles apportent des choses passionnantes. Ce qui me déplaît profondément, c’est l’instrumentalisation qu’en font les pouvoirs publics, qui les transforment en matériau politique et économique afin de discréditer les pratiques thérapeutiques qui ne se réclament pas des neurosciences », dénonce Marie Bakchine, psychologue dans une structure médicosociale pour enfants en Moselle.
Pour cette spécialiste, l’illustration la plus parfaite de cette tendance tient en trois lettres : TND, pour troubles neurodéveloppementaux. « Aujourd’hui, ils représentent une espèce de sac où on met tout, à la fois les dys, les autistes, les agités, alors que cette question des TND n’est absolument pas validée sur un plan scientifique. Or, quand on parle de TND, on se situe uniquement sur le terrain du biologique, et non pas sur celui du psychique et des affects. On les justifie par des IRM, des bilans neuropsychologiques, mais ce n’est pas ce qui soigne. »
Autre exemple parlant de l’utilisation des neurosciences à des fins politiques : en octobre dernier, paraissaient les résultats des travaux menés par la commission des « 1 000 premiers jours », présidée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Un rapport sur lequel le gouvernement s’est appuyé à plusieurs reprises pour élaborer sa politique familiale. Mais, pour Claude Martin, ce rapport est biaisé : « La quasi-totalité des membres qui composent la commission viennent du champ de la psychologie, et notamment du courant de la psychologie positive, de la pédopsychiatrie ou encore de la neuropédiatrie. Il aurait été intéressant, pour avoir un autre écho, d’y inclure des sociologues, des démographes, des historiens ou des politistes qui auraient regardé de manière critique les limites de certains usages politiques des neurosciences. »
D’autant que, pour le sociologue, la question centrale qui concerne les travailleurs sociaux n’est pas tant de comprendre pourquoi le cerveau effectue telle ou telle tâche, mais bien de savoir de quels moyens ils disposent pour accompagner les populations, et en particulier les enfants. « Il va de soi qu’il est préférable d’éviter toute forme de violence pour prendre soin d’un enfant. Mais ce que les pouvoirs publics doivent avant tout privilégier, c’est la problématique des inégalités qui entravent le bien-être des enfants. Il est donc essentiel de se préoccuper davantage des conditions dans lesquelles les parents exercent concrètement leur rôle, plutôt que de multiplier les messages et injonctions à propos de leurs comportements à l’appui de savoirs issus des neurosciences. » Il s’agit ainsi de se défier de toute solution qui apparaîsse comme universelle, quand bien même elle pourrait être rassurante face à une sorte d’impuissance à agir sur le déterminant principal des inégalités.
Gare, donc, aux solutions prêtes à l’emploi, souvent issues d’une application trop hâtive et d’une vulgarisation trop peu précautionneuse des résultats neuroscientifiques. « Il ne faudrait pas oublier que les recherches sur le cerveau sont encore en cours. La prudence est donc de mise quand il est question d’asséner des vérités sur une réalité particulièrement complexe, nuance Xavier Bouchereau. De toute évidence, il existe actuellement une forme exacerbée de positivisme, où la science vaudrait pour seule et unique vérité. Alors que le propre de la science, c’est de progresser et donc aussi parfois de se tromper. »
Il convient donc, pour adopter une démarche plus objective, de ne pas se limiter à une seule approche et, ainsi, de compléter le discours des neuroscientifiques par un apport des disciplines des sciences humaines et sociales. « On ne peut pas réduire une personne à ses neurones, tout comme on ne peut pas considérer l’enfant comme un être seulement rééducable. S’il évolue dans un environnement maltraitant et pathogène, on aura beau tout mettre en place pour le rééduquer, ça ne fonctionnera pas », insiste Marie Bakchine. Il en va, au contraire, de la responsabilité des professionnels de rester curieux et de s’ouvrir intellectuellement à l’ensemble des domaines de recherche, tant scientifiques qu’artistiques. Educateurs, soignants, psychologues, orthophonistes, psychomotriciens doivent également pouvoir travailler de concert, sans attendre d’une nouvelle science qu’elle fournisse la réponse à tous leurs maux. « On a besoin de mêler les sciences, la philosophie, la sociologie, la biologie, la psychologie, mais certainement pas de réduire notre travail d’accompagnement à un protocole, aussi bon soit-il, martèle Xavier Bouchereau. Pourquoi ne ferait-on pas plus confiance aux connaissances acquises par les travailleurs sociaux sur le terrain ? C’est comme si la parole des professionnels n’était pas légitime, faute d’être structurée. En réalité, leur expérience s’avère aussi précieuse que des connaissances plus académiques formalisées selon les critères de la recherche scientifique. »