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« Nous vivons une mutation sociétale qui modifie le rapport à l’autorité »

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Formateur dans les structures sociales accueillant enfants et adolescents en difficulté (Mecs, IME, CEF, etc.), Jean-Paul Gaillard estime que les modèles éducatifs doivent évoluer pour s’adapter à de jeunes « mutants » façonnés par un nouveau système de valeurs.
Le rapport à l’autorité a-t-il évolué ?

Au XXe siècle, l’autorité était de mode paternel, vertical, et fondée sur la menace « tu obéis ou tu es puni. » L’éducation consistait à apprendre à obéir, à se soumettre à l’autorité verticale : un supérieur face à un inférieur. Nous sommes passés, au XXIe siècle, à une autorité fondée sur la bienveillance. Celle-ci manifeste une autre forme de fermeté et non pas, comme beaucoup le pensent, une manière de laisser tout faire. L’injonction « tu obéis ou tu es puni » est désormais remplacée par « ceci est non négociable », nouvelle façon de transmettre aux enfants les limites nécessaires à leur développement. Un nouveau cadre a émergé : il implique l’autonomie de chacun et l’égalité de tous – hommes, femmes et enfants. L’exercice de la contrainte n’est plus fondé sur l’idée « je te menace », mais sur « je te protège ». Les signaux ne sont pas les mêmes.

Comment expliquer ces évolutions ?

Nous vivons une mutation sociétale liée à la prédominance du pouvoir économique sur les sphères politique, juridique et civile, ainsi qu’à la révolution numérique, qui génère pour tous une forme de communication instantanée. Cette mutation modifie ce que les éducateurs appellent le « cadre », le système de valeurs qui organise l’ensemble des relations au sein de la société. D’un point de vue historique, chaque fois qu’un des sous-ensembles sociétaux a réussi à rassembler tous les pouvoirs et les richesses – ce fut le cas de l’Eglise puis des monarchies, c’est le cas actuellement de l’économie néolibérale –, on a constaté une bascule du cadre. En outre, chaque mutation sociétale connaît un temps barbare, dont quelques-uns des signes actuels sont le « dégagisme » et l’« indigénisme ».

Comment les précédentes mutations historiques se sont-elles exprimées ?

Notre société occidentale a connu des mutations similaires aux Ve, Xe, XVIe et XVIIIesiècles. A chaque fois, une technologie est co-intervenue pour fabriquer une nouvelle forme d’intelligence et de sensibilité, modifiant le cadre de valeurs. Au XVIe siècle, l’imprimerie, en permettant l’accès aux philosophes grecs et latins, a donné naissance à une forme d’humanisme. Au XVIIIe siècle, la conjugaison de la physique mécanique et de la logique cartésienne a produit une intelligence de forme mécaniste. Notre cerveau, depuis, est organisé pour ne s’intéresser qu’à ce qui ne fonctionne pas. L’école peine à sortir du schéma « traquer l’erreur, identifier l’erreur, corriger l’erreur ». Les modèles de l’apprentissage s’orientent aujourd’hui plutôt vers l’identification des réussites : « J’entreprends, je bricole et j’amplifie ma réussite. » Les enfants d’aujourd’hui ont besoin d’une pédagogie active, de discuter, de bricoler les connaissances et de penser par eux-mêmes. Ils ne sont plus façonnés pour supporter l’enseignement de mode vertical.

En quoi ces mutations modifient-elles le rapport à l’autorité ?

On voit aujourd’hui, de manière fascinante, des enfants de 2 ans montrer à leurs parents des signaux de type : « J’ai autorité sur moi et je suis ton égal ». Ce qui signifie, non pas qu’ils sont capables d’en user utilement pour eux, mais qu’ils ont déjà incorporé les signaux du nouveau cadre. En matière de distribution des rôles dans une société, les communications non verbales sont essentielles. Hier, quand l’adulte fronçait les sourcils, l’enfant comprenait la menace. De même, quand l’adulte souriait, l’enfant savait qu’il avait fait ce qu’il fallait. Aujourd’hui, façonné par le nouveau cadre, il ne comprend pas les signaux de l’ancien cadre et émet des signaux d’égalité. Le défi, pour les professionnels, consiste à se déshabituer des signaux de verticalité du XXesiècle qui ne veulent rien dire pour les enfants d’aujourd’hui. Et surtout, chaque fois que les éducateurs persistent à les utiliser, ils génèrent une violence inutile.

Est-on prêt à ce changement vertigineux ?

Tant qu’elles ne sont pas encadrées par des contextes suffisamment contraignants, toutes les valeurs peuvent avoir des effets catastrophiques. L’injonction à penser par soi-même génère le complotisme et le phénomène « mon opinion ». On parle de bienveillance, mais on oublie l’autorité. Les Etats-Unis ont exporté, par exemple, l’éducation positive. Ce concept d’éducation molle, catastrophique, pose pour principe qu’un enfant est capable de se penser et de réfléchir à ses actions. C’est faux d’un point de vue psychologique. On a oublié que la bienveillance, si elle ne se double pas de la fermeté d’un adulte rappelant ce qui se fait ou pas, empêche l’enfant de construire les limites. Quand ces enfants grandissent, ils se montrent incapables de contrôler leurs émotions et leur violence, parce que ces limites n’ont pas été posées. Et c’est une différence avec les grands pédagogues que sont Célestin Freinet ou Maria Montessori : ils considéraient les enfants comme égaux des adultes. Mais ils n’oubliaient pas de leur fournir les outils d’expérimentation et d’exploration leur permettant de grandir, avec les contraintes inhérentes à tout apprentissage. Nos « mutants » ont besoin de penser par eux-mêmes à partir de ce que les adultes leur proposent.

Qu’en est-il des enfants accueillis en structure sociale ?

Ils sont « mutants » comme les autres, mais nous savons que la majorité des enfants et adolescents difficiles à accompagner souffrent d’un syndrome de stress polytraumatique, lié à la négligence affective et aux violences familiales. Au début des années 2000, l’épigénétique a mis en évidence que les parents eux-mêmes polytraumatisés transmettent à leurs enfants un marqueur biologique qui inhibe les gènes de régulation du stress. On peut atténuer ou faire disparaître ce marqueur, à condition de mettre en place des pratiques éducatives fondées sur une satisfaction maximale des besoins fondamentaux des enfants. Ce que prescrit la loi de 2016 sur l’accueil des enfants placés hors du milieu familial. Mais cette loi ne peut être satisfaite qu’avec un changement radical dans l’éducation spécialisée. Face à un signal de menace, ces jeunes polytraumatisés déclenchent leur circuit de survie et ne peuvent que contre-attaquer, fuir ou entrer en prostration. Beaucoup de signaux de menaces sont difficiles à percevoir comme tels : une tape sur l’épaule qu’on croit réconfortante, une voix qui s’élève peuvent déclencher ces mécanismes de survie. Et c’est toute la difficulté du travail des éducateurs, obligés d’identifier pour chaque enfant ses signaux.

Cette mutation explique-t-elle le nombre croissant de jeunes en situation complexe ?

Une part non négligeable des violences dont on les accuse est liée à notre méconnaissance du trouble traumatique. La capacité des éducateurs à identifier leurs propres signaux de menaces et à les éviter permet de réduire de moitié les violences. Et ces enfants ne deviennent alors pas plus ingérables qu’au XXe siècle. La difficulté à changer de modèle éducatif tient aussi à la formation : la majorité des écoles de travail social continuent à enseigner une autorité verticale. De la même manière, les travaux sur le processus d’attachement ont montré qu’un enfant ne disposant pas de signaux d’amour, de protection et de rassurance connaît des retards de développement. Or les éducateurs, formés à adopter la « bonne distance » verticale et à ne pas montrer de signes d’affection, le fameux « mets du tiers ! », en sont réduits à l’impuissance. Ce qui est tragique, car les financeurs ont commencé à considérer que le social coûte trop cher pour le peu d’efficacité dont il fait preuve. Il est important de rendre visibles les progrès dont le système éducatif est aujourd’hui capable pour remonter la pente. Les moyens existent.

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