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L’autorité, une exigence délicate à appréhender

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La notion d’autorité a profondément évolué depuis la fin du XXe siècle, obligeant les travailleurs sociaux à questionner sans cesse leur pratique et à s’adapter à l’exigence de rapports plus égalitaires.

La notion d’autorité a ceci de particulier qu’elle est aussi fuyante qu’une anguille. Lorsqu’elle surgit dans le débat public, c’est pour en déplorer le manque ou l’excès, face aux maux d’une société, d’une institution. Trop ou pas assez : à ceci se résument, depuis une cinquantaine d’années, deux catégories de discours. La première s’exprime particulièrement dans la vie politique et l’éducation, comme le fait remarquer Camille Roelens, docteur en sciences de l’éducation, dans son ouvrage Manuel de l’autorité (éd. Chronique sociale, 2021) : « Des parents seront alors accusés d’être démissionnaires, des enseignants d’être permissifs, des pouvoirs publics d’être laxistes. » La seconde catégorie de discours dénonce, au contraire, « une rigidité de conduite des relations humaines, incompatible avec l’épanouissement de chacun ».

Jusqu’au dernier quart du XXe siècle, le débat ne suscitait pas autant d’antagonismes. « L’autorité, poursuit l’universitaire, fonctionnait sans forcément avoir à y penser dans un très grand nombre de relations entre les êtres, et de domaines de la vie sociale. » D’aucuns parlent aujourd’hui de « crise d’autorité », suggérant que ses formes traditionnelles ne sont plus opérantes. Et c’est une certitude : l’autorité, pour reprendre une formule provocatrice, n’est plus ce qu’elle était. Elle a évolué, dans le sillage des sociétés libérales, au gré de leur démocratisation, de nos valeurs d’égalité et d’autonomie des citoyens. Le statut, pas plus que la hiérarchie au sein d’une organisation, ne confère désormais l’autorité qui semblait hier évidente.

« Chacun trouvait naturel d’obéir aux parents et aux enseignants, tout simplement parce qu’ils étaient les parents et les enseignants. L’opinion publique, tout comme les institutions juridiques, religieuses, éducatives et les médias soutenaient cette manière de vivre l’autorité, écrit le psychologue israélien Haïm Omer dans son ouvrage La nouvelle autorité (éd. Fabert, 2017). Nombreux sont ceux qui considèrent maintenant cette forme d’autorité comme illégitime et certains de ses attributs, telles les punitions corporelles, l’obéissance inconditionnelle et l’immunité à la critique, comme moralement inacceptables. » Voudrait-on seulement la restaurer que ce serait impossible, assure Haïm Omer. « Car sans un large soutien social, cette forme d’autorité ne peut subsister que par la force et en inspirant la crainte. »

L’autorité n’est plus ce qu’elle était. Le terme est même devenu suspect. Les travailleurs sociaux, qui l’exercent au quotidien, ne sont d’ailleurs pas toujours à l’aise avec la notion. « Pour nous, ce n’est pas une autorité avec un grand A », prend soin de préciser cette éducatrice, comme pour se démarquer de toute velléité autoritaire. Prudence légitime. Car après tout, les formes traditionnelles d’autorité avaient peut-être plus à voir avec le pouvoir, la domination, la manipulation, voire l’emprise. C’est ce que suggère Camille Roelens. « Il est parfois difficile de trier ce qui relevait hier de l’autorité et ce qui était de l’ordre du pouvoir ou de la puissance économique, tant les mêmes personnes détenaient tout cela, explique-t-il. Aujourd’hui, c’est moins le cas : l’écrivain Pierre Rabhi a plus d’autorité en matière d’environnement que la ministre de la Transition écologique qui, elle, a plus de pouvoir. »

Influence sans contrainte

Qu’entend-on au juste par « autorité » ? Camille Roelens s’est attaché à décrire la notion telle qu’on pourrait la concevoir aujourd’hui. Il pose plusieurs conditions : « L’autorité est un moyen d’avoir une influence sur quelqu’un, sans contrainte. Elle est indissociable de l’idée de rendre l’autre autonome et auteur de sa vie. » La hiérarchie traditionnelle est ici remise en cause par la démocratie qui pose l’égalité des conditions, sans nier l’asymétrie éventuelle d’une relation. « Nous avons tous la même dignité humaine : une vie d’enfant vaut autant que celle d’un adulte, précise Camille Roelens. Mais il existe une asymétrie de vulnérabilité et de responsabilité entre les deux : c’est à l’adulte, par exemple, de rassurer l’enfant. Et cette position d’autorité est réversible en fonction des situations : si je suis avec un enfant bilingue en mandarin, il est plus autonome que moi. » Et si la hiérarchie demeure, entre deux salariés par exemple, c’est au sens d’une organisation fonctionnelle. L’autorité, elle, ne se décrète pas par un organigramme : elle se construit au fil de la rencontre.

Aussi se questionne-t-elle sans cesse. « Favorise-t-on l’autonomie ou l’entrave-t-on ? Aide-t-on cette personne à choisir sa vie ou cherche-t-on à la conditionner pour en faire sa chose ? », sont autant de postures réflexives à adopter, seul et entre collègues, suggère Camille Roelens. Pour mieux repérer les situations d’autorité, une simple question : « Si cette personne n’avait aucun moyen de me contraindre, ferais-je tout de même ce qu’elle me dit ? » La réponse peut être nuancée et renvoyée à l’idée que d’autres relations se jouent : le pouvoir, la peur de la sanction, la séduction, la manipulation. Exercer l’autorité n’exclut pas de devoir recourir à la contrainte. « Dans un grand nombre de cas, elle permet de l’éviter, mais celle-ci ne disparaît jamais totalement, notamment dans un souci de protection des personnes, précise Camille Roelens. Elle suppose cependant d’être mesurée : si l’on vient à rompre la relation de confiance, seule demeure la possibilité d’appliquer bêtement la contrainte. »

Dépourvue de ses attributs autoritaires, l’autorité n’échappe à aucune sphère sociale ou professionnelle. « Elle est mieux repérée dans les domaines familial, scolaire ou sanitaire, perçus comme très hiérarchiques. Mais elle concerne toutes les relations humaines. » Le travail social, lui, permet de percevoir de la manière la plus évidente l’autorité telle que Camille Roelens la décrit. « Il n’est pas investi comme étant une profession dominante mais, au contraire, comme l’expression d’un étayage dans lequel la personne accompagnée peut exercer une autorité, dans une relation de réciprocité. »

Logiques de rentabilité

Dominique Depenne, formateur au centre Buc-Ressources, dans les Yvelines, partage ce principe de réciprocité. « Le travail social suppose de laisser s’exprimer la personne accompagnée. L’idée de respect mutuel est fondamentale. Chacun est ainsi dans un rapport d’autorité, même la personne accompagnée qui n’en est pas moins légitime : il n’existe pas d’intelligence supérieure, seules les manifestations sont singulières. » Le travail social est-il en mesure d’exercer pleinement cette autorité fondée sur le respect ? Dominique Depenne en doute. Pour lui, les logiques managériales et technicistes empruntées à l’entreprise depuis les années 1980 ont transféré l’autorité – au sens de la domination – vers les experts. « La raison d’être de cette novlangue est la rentabilité. Les professionnels la subissent et la font subir à leur tour aux personnes accompagnées. On réduit la relation à n’être qu’une somme d’actes : réaliser 15 douches par jour en Ehpad, chronométrer les visites à domicile. Et quand l’acte prime, l’humain déprime. »

Se réclamant de la philosophe Hannah Arendt, Dominique Depenne insiste sur la nécessité de distinguer la puissance, la force, la terreur, la domination ou encore le pouvoir de toute notion d’autorité. Il se méfie tout autant du conditionnement – « Si vous êtes sages, vous aurez le droit de… » « Cette forme d’éducation ôte la spontanéité, la créativité et la personnalité de l’individu. Que lui arrive-t-il alors ? Il n’est responsable de rien et n’a plus de culpabilité à faire le mal, explique l’auteur de Pédagogie et travail social (ESF éditeur, 2018). L’éducation, au contraire, a vocation à créer un environnement favorable à l’expression de ses capacités et à l’aider à être actif par lui-même. » L’autorité se conjugue nécessairement avec la nécessité d’assumer ses responsabilités. « Il ne s’agit pas de laisser faire. Lorsqu’un enfant naît, le devoir du parent est de le protéger de la société, et de protéger la société de ce nouveau venu qui n’a pas les codes. » Dominique Depenne considère ainsi que le rôle de l’éducateur consiste, non pas à « poser », de manière autoritaire, mais à « offrir » un cadre et des limites à un individu pour qu’il fasse autorité par lui-même.

Constatant les dérives de la permissivité des années 1960 et 1970, Haïm Omer a esquissé ce que pourrait être une nouvelle autorité en matière d’éducation. « Comment combler le vide créé par l’écroulement de l’autorité tout en fournissant aux enfants des occasions de se construire en rencontrant des limites, le tout d’une manière acceptable et légitime dans le contexte d’une société devenue bien plus démocratique ? », résume le psychologue. Pour lui, la nouvelle autorité doit être fondée sur « la présence et la proximité, non plus sur la distance et la crainte ». Elle doit renoncer à façonner l’expérience de l’enfant, veiller à promouvoir l’autonomie et opposer une résistance ferme à toute violence. Elle doit encore s’incarner dans ce qu’il appelle une « vigilance bienveillante ». Une formule qui résume à elle seule la complexité à exercer l’autorité.

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