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Inclusion : l’autonomie menacée par les logiques comptables

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La rationalisation des modes de gestion prive parfois les professionnels de la capacité d’initiative qui leur serait nécessaire au développement de l’autonomie des personnes accompagnées. L’auteur l’illustre d’un exemple frappant pour mieux le dénoncer.

« “Avant, on accompagnait les résidents à la boulangerie pour acheter le pain. On travaillait l’inclusion.” Ces mots, je les ai entendus lors d’un travail de recherche sur le lien potentiel entre l’autonomie des personnes accompagnées et celle des professionnels. Pourquoi ai-je entendu cette phrase conjuguée au passé, à l’heure où l’on entend de plus en plus parler d’autodétermination, d’autonomie et de pouvoir d’agir ?

Le foyer de vie dont il est question ici se situe dans un cœur de ville. Quelques années auparavant, une nouvelle association en avait repris la gestion. Et, pour appliquer une certaine logique d’optimisation des ressources, la comptable de l’établissement s’était vue affectée au siège. Nous comprenions bien la logique : renforcer le pôle “comptabilité”, assurer une meilleure gestion des remplacements en cas d’absences, rationnaliser. Oui, mais il s’est alors avéré nécessaire de désigner une personne ressource sur place pour la gestion des caisses. Ce fut la secrétaire. A elle de donner l’argent, de récupérer les tickets et de compiler l’ensemble pour remettre le tout à la comptable lors de sa venue hebdomadaire.

Quelque temps après, la secrétaire s’est trouvée submergée par les demandes qui se sont ajoutées à ses tâches habituelles. On a simplifié : le pain, par exemple, serait payé au mois plutôt qu’à la journée. Une seule facture au lieu de 30 tickets. Et chaque bonne idée comme celle-ci devait faire gagner du temps à la secrétaire. Puis, comme cela arrive parfois, un jour, on a oublié : personne n’a été chercher le pain. Il n’en a pas fallu davantage pour que, après quelques oublis, le directeur s’empare de l’occasion pour simplifier encore et ouvrir le parapluie de l’hygiène. Le pain serait livré. Il arriverait ainsi toujours à l’heure et dans des conditions d’hygiène optimales.

Et voilà. Nous sommes passés en quelques mois d’un travail d’inclusion, de socialisation, d’apprentissage de la valeur de l’argent, de repérage dans le temps, en somme d’un travail éducatif, à une simplification comptable.

Mon hypothèse de départ était qu’il existe sans nul doute un lien entre l’autonomie des résidents et celle des professionnels, et cet exemple est venu selon moi mettre en relief à quel point une association, une direction peuvent éteindre le travail éducatif. Car comment donner envie à une équipe de prendre des initiatives, de saisir instantanément le désir, l’envie d’un résident quand celle-ci ne détient aucun moyen d’agir.

La cheffe de service de ce foyer me dira : “Nous sommes chez les résidents ici, nous venons travailler sur leur lieu de vie. Ce ne sont pas les résidents qui sont sur notre lieu de travail.” Et pourtant, ici, l’accompagnement vient rendre service à l’organisation. Les procédures ont pris le pas sur l’éducatif. Pire, sur l’autonomie des résidents. Le pouvoir d’agir des professionnels passe par le “droit” de rendre une “fiche projet” qui permettra à la cheffe de valider la partie éducative pour que le directeur donne l’accord à la secrétaire de préparer une enveloppe budgétaire pour que les résidents accompagnés d’un professionnel aillent acheter de la farine. Un très bel exemple de spontanéité lors d’un après-midi pâtisserie.

Injonction paradoxale

Mais alors, quelle autonomie cherchons-nous ? Frédérique Lerbet-Séréni, professeure en sciences de l’éducation, explique : “Si on pense pouvoir dire avec assurance : ’Voilà quelqu’un d’autonome’, c’est qu’il ne l’est pas, puisqu’il se conforme à nos critères (externes pour lui) de l’autonomie. Et s’il échappe à tous nos critères, rien ne prouve que ce ne sont pas ces mêmes critères qui sont erronés, ne nous permettant pas davantage de conclure à son autonomie”(1). “Une véritable injonction se répand dans notre société […] qui est totalement paradoxale puisque, par définition, l’autonomie ne peut pas être imposée mais relève de la ’législation propre de l’homme’ et de rien d’autre”(2). Il est donc logique qu’à chaque niveau du secteur médico-social – politique, gouvernance, travail de terrain – l’on se pose la question de notre niveau d’autonomie. Malheureusement, “les acteurs de la gouvernance réfléchissent à la place des professionnels et en dehors des institutions sociales”(3). En écho, le risque est grand que les professionnels réfléchissent à la place des personnes. “Une analyse analogue peut être tenue à l’égard des cadres (de divers niveaux, directeurs et cadres intermédiaires) dans leur manière de concevoir et de mettre en œuvre le management des institutions”(4). Il me paraît fondamental que les acteurs du terrain conservent une part d’autonomie. Il est nécessaire d’effectuer un travail collaboratif autour de la notion d’“autonomie” dans le travail pour que chacun puisse se l’approprier.

L’autonomie professionnelle d’un personnel éducatif du secteur médico-social serait une capacité d’initiative dans le cadre du travail prescrit afin de favoriser l’émergence, par la mise en place d’outils de compensation, de l’autonomie des personnes ou, du moins, de leur moindre dépendance à l’égard des professionnels et de la société en général. Cette autonomie, ou forme de liberté dans le pouvoir d’agir, doit pouvoir s’extraire d’une forme d’emprise individuelle ou collective. Emprise qui a la forme souvent de normes (règles, cadres de l’environnement de travail, tout autant énoncés qu’implicites).

Autonomie fictive

Au regard des nouvelles gouvernances publiques, la sociologue Lise Demailly estime que l’autonomie telle que l’on essaie de nous la proposer est “très encadrée, laminée, fictive, sans possibilité de négocier ni les objectifs, ni les moyens, ni les délais, sans créativité tant le travail est prescrit dans les détails, au point que l’activité est empêchée”(5). Et il n’y a souvent qu’un petit pas entre un cadre de travail posé laissant une autonomie professionnelle relative et des règles procédurales décrivant l’ensemble des tâches qui peuvent être accomplies en “autonomie”. “Peut-on parler d’hétéronomie, d’un renforcement du travail prescrit au sein de l’action sociale ? La réponse est positive si l’on considère cette hétéronomie comme étant liée au fait que les professionnels en poste dans l’action sociale se voient enlever régulièrement des prérogatives initialement affectées au métier”(6). Lise Demailly écrit que la “néo-bureaucratie” vient “produire des effets pervers” : entre autres, “une perte nette d’autonomie des professionnels et une diminution (paradoxale) de leur responsabilité personnelle (dissoute dans la bonne procédure)”(7).

Alors, que peuvent bien signifier tous ces mots : autonomie, autodétermination, empowerment, dans un contexte de plus en plus complexifié par une logique comptable ? L’organisationnel doit être au service de l’accompagnement, et non l’inverse. Il ne s’agit pas de rendre autonome ; il s’agit, par l’organisation mise en place, de permettre aux personnes de s’autonomiser. Si l’autonomie bascule vers de l’hétéronomie programmée, le risque est que, pour échapper à une forme de souffrance liée à cette perte, les équipes ou, individuellement, les professionnels se construisent dans les interstices des formes d’actions de prise de pouvoir sur l’autre. L’autre, ce sera bien sûr la personne accompagnée, qui ne sera plus sujet mais deviendra objet du travail. En effet, nombre de professionnels pensent à la place de la personne qu’ils accompagnent en la positionnant “au centre” de leur action, comme on l’entend souvent, plutôt qu’“à leurs côtés” pour avancer. Ils placent leur action davantage sur l’acte que sur le sens (l’acte de donner une douche prime sur le sens de l’accompagnement à cette douche, l’objectif final visé). Nombreux sont les objectifs sur les projets “personnalisés” positionnant l’équipe en sujet de la phrase au lieu de la personne elle-même.

Chacun d’entre nous, de la direction aux professionnels, a le devoir de se demander de quel pouvoir d’agir il dispose, de quelle autonomie il peut bénéficier, afin que chaque personne accompagnée puisse à son tour disposer d’une autonomie, d’un pouvoir d’agir sur son environnement, qu’elle se vive “sujet” et non que nous la “rendions sujet”. »

Notes

(1) « Accompagnement et autonomie : pour/par/ avec/en/de/sans… », F. Lerbet-Séréni – Colloque « Regards croisés sur l’autonomie », CCSD-CNRS (nov. 2017).

(2) « L’autonomie, illusion ou projet de société ? », R. Le Coadic – Cahiers internationaux de sociologie 2006/2 – Ed. Presses universitaires de France (2006).

(3) « Les acteurs de l’intervention sociale entre hétéronomie et autonomie du travail », R. Bertaux et P. Hirlet – Revue Vie sociale 2012/1.

(4) ibid.

(5) Les nouveaux managements et la question de l’autonomie professionnelle, L. Demailly – L’information psychiatrique 2011/6.

(6) R. Bertaux et P. Hirlet, op. cit.

(7) L. Demailly, op. cit.

Contact : laurent.souriauponsin@gmail.com

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