Mon corps, je vis avec. Ou plutôt je vis sans. Je peux tour à tour l’oublier et le contrôler. Le pousser à bout et, au dernier moment, le sauver in extremis. Regarde, je fais ce que je veux de toi, je te fais souffrir et je te fais du bien, bourreau et sauveur, victime dans tous les cas. Quand je ne maîtrise plus rien, ni la violence ni la peur ni les dettes, je peux encore la maîtriser, cette charge inutile et pourtant si légère. Je te nourris… ou pas. Je te soigne… ou pas. Je te contrôle… ou pas.
Mon corps, il y a longtemps qu’il a cessé de m’appartenir. Il appartient aux autres, à ceux qui peuvent le menacer, le frapper, le pénétrer. Il appartient à tous ceux-là, et je ne m’appartiens plus. Indolent, obéissant aveuglément, inutile de résister, corps faible, creux, vide.
Tu te tortilles, tu t’échappes et tu reviens, rondade sur la poutre, tu t’élances et tu sautes, souplesse avant, tu te cambres et tu te lances, tu te dévoiles, à peine caché par le maigre tissu, presque nu sous les regards des spectateurs, offert pour la grâce et le plaisir, la grâce des unes et le plaisir des autres.
Corps amaigri, rabougri. La forteresse en ruine, dernier vestige de la petite fille que j’étais, avant tout ça, avant les regards et les mains des autres.
Je l’oublie et il me fait oublier. Marqué de larmes et de sang, fluides qui s’écoulent en continu, qui s’échappent et se répandent, fluides contenus dans des artifices cotonneux qu’on prend et qu’on jette, dans la poubelle et la cuvette.
Résistance à la douleur, parce que c’est pour toi, pour ton bien, pour la performance, tu peux le faire, et tant pis si tu as mal, tant pis si tu tombes, tu serres les dents et tu te relèves, tu continues encore, et encore.
J’ai bien compris la leçon, il faut souffrir pour réussir, souffrir pour s’assouplir, souffrir pour gagner. La construction de l’habitude, j’y ai pris goût, si j’ai mal c’est que je sens, je ressens, je vis. Et je continue. Il faut maigrir pour réussir, maigrir pour ressembler à l’idole des podiums, si gracile.
Il faut souffrir encore pour grandir, pour devenir une femme, pour être aimée et pour l’être aimé.
Il faut souffrir pour ses enfants, pour les porter et les enfanter, ou pour les éviter, souffrir et s’en cacher.
Il faut souffrir encore sous les coups de celui qui n’aime plus que frapper, humilier. Souffrir et se taire. Ce corps qui souffre, il vit encore, il encaisse, il résiste. Il survit malgré tout. Il se crispe de faim et vomit son trop-plein. Dépouille affaiblie qui se fait toute petite pour se faire oublier, qui se met dans un coin à l’abri.
Je le retrouve enfin, ce corps, il est à moi, c’est le mien, il m’appartient. Il me faut l’apprivoiser maintenant, l’écouter et le regarder, ce moi qui grouille de vie.
Et maintenant, il se déploie et se libère. Bouger, manger et s’élancer enfin, plus très frêle et plus très souple, mais libre des menaces et des regards. Vivre enfin.