Recevoir la newsletter

Enfance : la honte, une force plus qu’une faiblesse

Article réservé aux abonnés

De la honte à l’humiliation, le pas peut facilement être franchi. Pourtant, à certaines conditions, à commencer par le respect de l’intime et de ce qui doit rester tu, elle peut devenir un moteur pour franchir les obstacles, créer des possibles. Un facteur que l’auteur invite à prendre en compte, particulièrement pour les enfants accompagnés par des mesures éducatives.

« Clara avait 3 ans lorsqu’elle a été confiée à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Quinze ans plus tard, elle témoigne de ces années de prise en charge et de la honte éprouvée tout d’abord lorsque, âgée de 7 ans, elle a compris la singularité de sa situation : “A l’école, c’était super difficile car c’est le moment où j’ai commencé à regarder les autres enfants, à constater qu’ils avaient une famille, qu’ils étaient restés avec leur papa et leur maman. Ça, avant, je n’en avais pas conscience. Je n’avais pas conscience de ce qui me séparait des autres. C’est à cette époque que j’ai commencé à avoir honte de ce que j’étais, d’être une enfant placée. Du coup j’étais envieuse des autres. Je leur en voulais d’avoir une famille et d’être insouciants !”

Puis à l’adolescence : “J’ai assez mal vécu le fait qu’on m’interdise de sortir. Ça, c’était vraiment dur, la claque quotidienne : ’Tu es placée !’ Bing ! ’Ben non, tu ne peux pas passer la nuit chez elle parce que responsabilité parentale !’ C’était invivable ! Je pense que ça a été la partie la plus intenable de mon placement. Ça empêche vraiment d’avoir le même mode de vie que les autres, alors qu’il n’y a pas de raison de nous interdire de vivre comme les autres. On souffre, c’est déjà assez difficile d’être placé pour en plus ne pas pouvoir mener sa vie normalement.”

La honte est une émotion qui habite et habille le sujet. Elle l’habite car tout en lui peut devenir source de honte : son apparence, son élocution, son accent. Elle l’habille comme un vêtement mouillé qui colle à la peau et exhibe ce qu’il conviendrait de cacher. Cause et source d’enchaînement à soi-même, la honte menace sans cesse de condamner le sujet à ne pouvoir être rien d’autre que ce qui justement produit de la honte. Alors bien souvent, à l’adolescence, la première stratégie pour tenter d’échapper à une histoire que l’on voudrait fuir consiste à garder secret ce qui engendre cette émotion. Mais ce silence qu’impose le secret s’avère fragile, risquant à tout instant d’être brisé.

Tout comme la frontière entre la honte et l’humiliation. Prenons l’exemple d’un enfant dont le père est alcoolique. Celui-ci s’alcoolisant uniquement au domicile, seuls les membres de la famille savent ce qu’il en est. Le fils a honte, mais tant que le reste du monde l’ignore, il peut faire comme si de rien n’était. Etre comme tout le monde, révélateur du désir des enfants d’être comme les autres ! Un jour, son père s’alcoolise au café et rentre chez lui en titubant. Sur son chemin, il croise un camarade de son fils. Le lendemain, dans la cour de l’école, ce garçon dit à son camarade : “Dis donc, j’ai croisé ton père hier, il sortait du café. Il en tenait une bonne !” Et voilà l’enfant contraint d’affronter la vérité : il est le fils d’un père alcoolique. Ainsi passe-t-on de la honte à l’humiliation. Sans compter, lors de ce passage, la crainte de voir l’héritage d’une histoire dont on n’est pas l’auteur devenir synonyme d’hérédité.

Face à l’enfant qui éprouve cette émotion, rien ne sert de dire : “Tu n’as pas à avoir honte, tu n’y es pour rien si ton père boit”, etc. De tels propos sont le plus souvent contre-productifs – on ne décide pas d’avoir honte – et risquent d’accroître le sentiment de solitude. La honte persiste, quand bien même on dit à l’enfant de l’oublier.

Garder le secret de l’intime

Mieux vaut parfois garder le silence. Certes, il existe le secret destructeur, qui signifie garder pour soi des informations importantes pour l’autre. Comme celles qui concernent la filiation. Mais il existe aussi le secret de l’intime, qui conduit à garder pour soi une information qui ne concerne pas l’autre. Pour tous ces enfants objets de mesures éducatives, il convient de s’attacher à préserver leur “territoire de l’intime” (cf. l’ouvrage éponyme du psychiatre Robert Neuburger.) Sans pour autant priver l’enfant d’un espace au sein duquel il pourrait parler de ses souffrances, de ce qui les a provoquées et de la honte qu’elles génèrent, mais dans le cadre d’un espace protégé. Clara explique que, adolescente, ses éducateurs ont voulu qu’elle revoie un psy. Elle s’y était opposée, convaincue que ses confidences seraient partagées en réunion de synthèse.

Sans doute devrions-nous toujours prendre le temps de nous interroger sur ce que nous transmettons aux différents partenaires, dont les juges pour enfants, et sur notre manière de le communiquer. Tout le monde n’a, par exemple, pas besoin de savoir qu’une mère a été victime de viols incestueux. En revanche, nous pouvons nous mettre d’accord avec elle pour transmettre au magistrat, aux partenaires concernés, qu’elle nous a fait part d’événements traumatiques anciens qui ont pu représenter un obstacle dans sa relation avec son enfant. Combien d’hommes et de femmes qui, se confiant avec l’espoir qu’on leur vienne en aide, se sont vus suspectés de ne pas pouvoir assurer leur parentalité du fait de traumatismes subis ?

Sortir de l’emprise de la honte passe donc à la fois par la reconnaissance de la souffrance dans un espace de l’intime et par la possibilité de garder pour soi ce qui ne devrait ou n’aurait pas dû être. Ainsi, comme l’a proposé le psychiatre Xavier Pommereau, les idées suicidaires ne signifient pas tant pour ces adolescents l’intention d’en finir avec la vie, mais, avant tout, d’en terminer avec une histoire qui semble rendre impossible la perspective d’un avenir différent. Un avenir où un “autre soi-même” pourrait enfin voir le jour (je fais ici allusion au livre du philosophe Paul Ricœur).

Connoter positivement la honte

“Je ne voudrais pas me décevoir moi-même !” C’est ce que m’a affirmé une adolescente qui venait de dénoncer les mauvais traitements que sa mère lui infligeait. Elle avait décidé que, quelles que soient les difficultés rencontrées, elle devait réussir sa scolarité et, mieux encore, son brevet Galop 4 en équitation. Y parvenir, être capable de dépasser les obstacles que la vie mettait sur son chemin, à l’image du cavalier qui impose à son cheval de franchir la barrière, revenait à tenir une promesse faite à soi-même : celle de pouvoir un jour mener une vie bonne.

Promettre, c’est s’engager à accomplir demain ce que je dis aujourd’hui que je réaliserai. La promesse tient debout celui qui l’a faite. Paradoxalement, si, selon Paul Ricœur, “la tenue de la promesse paraît bien constituer un défi au temps”, un maintien de soi que rien ne pourrait altérer, elle est pour ces enfants synonyme d’un changement toujours possible. Dans cette perspective, connoter positivement la honte comme l’a proposé le psychanalyste Serge Tisseron s’avère être une intervention thérapeutique essentielle. Avoir honte, pour cet enfant dont le père est alcoolique, c’est avoir conscience qu’un père peut se comporter différemment. C’est laisser grande ouverte la porte à une alternative. C’est rendre possible le “quoi qu’il arrive, je me promets de ne pas devenir plus tard un père comme ce père qui me fait souffrir”. La promesse offre la perspective d’une désaliénation possible. Certains pourraient dire qu’elle est aussi un tuteur de résilience invisible que l’enfant s’est forgé lui-même pour se convaincre qu’un jour il pourra sortir de l’obscurité. Mais la tenue de la promesse reste longtemps fragile, et le temps est long avant d’être certain de l’avoir respectée. Si, comme l’affirmait la philosophe Hannah Arendt, “le récit permet de sortir de cet enchaînement à soi que procure la honte”, il faut du temps avant que ce récit que l’on peut faire d’une vie démarrée dans la souffrance en efface les traces, avant que disparaisse ce rouge aux joues que l’on déteste car il vous trahit, avant que disparaisse ce regard fuyant pour se protéger d’être trop transparent et qu’il laisse enfin la place à la fierté d’un accomplissement de soi dont on serait pleinement l’auteur. »

Contact : jpmugnier@ides-asso.fr

Idées

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur