Sans le travail de l’ONG The New Humanitarian et celui de la Thomson Reuters Foundation, le scandale n’aurait probablement jamais éclaté. Selon le rapport d’une commission d’enquête indépendante rendu public le 27 septembre dernier, des dizaines de personnes – en majorité des femmes, mais aussi des hommes – ont subi des viols et des abus sexuels commis par des employés ou des contractants de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), laquelle pourrait voir sa réputation durablement entachée. Son directeur général, l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui brigue actuellement sa propre succession, en a parfaitement conscience. « La première chose que je tiens à dire aux victimes et aux survivants, c’est que je suis désolé. Je suis désolé, désolé de ce qui vous a été imposé par des personnes qui étaient employées par l’OMS pour vous servir et vous protéger », a-t-il déclaré, en promettant des « conséquences sévères » pour les responsables et évoquant un « jour sombre » pour l’agence onusienne.
Les faits se sont déroulés entre 2018 et 2020, en pleine épidémie du virus Ebola. Une médecin retraitée de l’OMS, qui a effectué plusieurs missions en RDC et spécialiste de la gestion des épidémies, en restitue le contexte : « Pour circonscrire une crise de type Ebola, c’est une question d’heures, il faut agir très vite et encercler les zones contaminées, tester toute la population. On n’a pas le temps de faire des enquêtes de moralité sur des employés qui sont souvent recrutés localement, dans une urgence absolue. » Si de nombreux viols ont été effectivement commis par des locaux, d’autres nationalités sont concernées, la plupart des bourreaux étant ivoiriens, ghanéens ou camerounais. Certains hauts cadres de l’OMS auraient été alertés sans que l’organisation réagisse ou prenne les mesures adéquates : « Le rapport de la commission soulève de sérieuses questions sur les principaux dirigeants de l’OMS et sur les raisons pour lesquelles ils n’étaient pas conscients de l’étendue du problème. Tedros [Ghebreyesus, ndlr], par exemple, s’est rendu 14 fois au Congo pendant la riposte à Ebola, tandis que d’autres membres du personnel ont effectué encore plus de visites. […] Le personnel de l’OMS était pourtant au courant de ces allégations dès mai 2019. » Des négligences individuelles pouvant relever de la « faute professionnelle ».
Quant aux témoignages patiemment recueillis par les équipes de The New Humanitarian et celles de la commission d’enquête, ils sont tous anonymes, dans un pays où le viol et l’agression sexuelle signifient dans la plupart des cas une forme de mort sociale, qu’elle soit professionnelle ou familiale. Ils décrivent un mode opératoire récurrent : celui d’agents de l’OMS faisant miroiter des perspectives d’emploi en échange de faveurs sexuelles, parfois arrachées par la force du viol pour les récalcitrantes. Un dispositif qui a d’autant mieux fonctionné que la zone frappée par Ebola, à l’instar de la grande ville de Butembo, traversait une crise économique profonde aggravée par l’épidémie.
L’OMS avait pourtant mis en place en 2016 un programme ad hoc destiné à ses salariés comme à ses collaborateurs, mais celui-ci s’est révélé amplement insuffisant, comme le relève le rapport de la commission indépendante. Selon cette dernière, seule une fraction de ses agents impliqués dans la riposte à Ebola – 371 sur quelque 2 800 – avait participé à cette formation sur la prévention de l’exploitation et des abus sexuels. Plus accablant encore, au cœur d’un pays où le viol est utilisé comme une « arme de guerre », en particulier dans la région du Kivu où s’est déroulée l’épidémie d’Ebola, « l’équipe d’examen a également pu établir que l’OMS n’a pas non plus fait grand-chose pour sensibiliser les populations locales » sur le sujet.