J’étais très âgée et un peu démente, ou un peu âgée et très démente, qu’importe. Je vivais encore chez moi, au milieu de mes meubles et de mes souvenirs, avec mes objets familiers et les visages que j’avais toujours connus. Je m’ennuyais un peu, parfois, mais jamais tout à fait, car je pouvais encore rêver. Je n’ai rien vu venir. Une chute vertigineuse, et le monde tranquille et rassurant dans lequel je vivais encore hier a disparu sous mes pieds. J’ai atterri dans un nouveau monde, peuplé de personnes mystérieuses et pressées, qui n’est pas le mien, avec des visages et des objets tout à fait inconnus.
Ebahie, je découvre cet endroit incongru, je cherche désespérément à comprendre ce qui m’entoure. Là-bas, au loin, une silhouette en tenue blanche, je la hèle, mais la silhouette semble se hâter. « Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! »(1), ne cesse-t-elle de répéter. Je n’ai pourtant qu’une simple question à lui poser, qu’un simple service à lui demander.
Alors je m’aventure, seule et téméraire, dans ce nouvel univers. Des portes, des pièces, une multitude de portes et de pièces, mais à quoi donc mènent toutes ces portes fermées ? De temps en temps, je croise une silhouette blanche, ou plusieurs, mais tout le monde ici semble si pressé. Etrange endroit trop vide et trop plein.
Les questions fusent et les mots disparaissent. Les mots, ceux que j’ai toujours connus, s’envolent, se mélangent, disparaissent, me laissant un curieux sentiment de colère et de perplexité. Où sont mes souvenirs et les mots qui les racontaient ? Cette étrange impression de n’être plus vraiment moi.
Plus j’avance, plus ce monde inconnu se teinte de mystère et de violence. Je pose des questions et on m’en pose d’autres. On me somme de boire, de manger, de parler, de jouer, de me taire. Et j’obéis, je bois, mange, parle, joue, me tais, mais rien ne trouve de sens à mes yeux.
Et toujours ces silhouettes blanches qui apparaissent, tournent au coin d’un couloir, disparaissent et réapparaissent quelques portes plus loin, me laissant essoufflée, interdite. C’est le royaume des fous. Ils le sont tous et sans doute moi aussi, sinon pourquoi serais-je parmi eux ? En tout cas, si je ne le suis pas encore, je vais vite le devenir…
Pourtant, il suffirait de pas grand-chose. Si la silhouette blanche qui court après le temps sans jamais le trouver prenait une toute petite minute, pour moi, pour elle. Pour nous.
Si elle m’expliquait, simplement, ce que sont cette boisson, cette nourriture, cette discussion, ce silence.
Je me raccroche à mes pensées. Je suis Florimonde, je vivais tranquillement dans ma petite maison, et me voici dans ce pays si loin des merveilles, entourée de lapins blancs qui courent après le temps.
Je suis perdue et je perds mes mots à en perdre la tête. Les soignants n’ont pas le temps. Et ils le perdent. J’oublie et je m’oublie, je glisse et je m’efface… Fermer les yeux, se souvenir, oublier… et se laisser partir.
(1) « Alice au pays des merveilles » (Lewis Carroll).