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« Les émotions au travail font figure de grain de sable » (Aurélie Jeantet)

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Le travail mobilise la subjectivité, le plaisir, la colère, l’ennui… Autant de sentiments qu’il est, selon la sociologue Aurélie Jeantet, difficile d’exprimer face à la rationalité exigée dans le monde de l’entreprise. Un déni qui génère une souffrance accrue.

Actualités sociales hebdomadaires : Pourquoi s’intéresser aux émotions dans la vie professionnelle ?

Aurélie Jeantet : En tant que sociologue du travail, je m’intéresse à ce que l’on met de soi dans ce champ. Cette dimension, sensible, n’était pas traitée en tant que telle en sociologie. Or c’est très intéressant car, à travers ce prisme, beaucoup de choses apparaissent que l’on ne voyait pas. Jusqu’à une période assez récente, on regardait surtout l’exploitation des corps et de toute la sphère cognitive. Mais le ressort émotionnel était laissé de côté dans l’analyse comme elle l’est dans le monde de l’entreprise. Pendant très longtemps, le travail a appartenu à nos espaces de vie. Il a commencé à être organisé comme un élément séparé des autres temps sociaux (la famille, la maison, etc.) avec l’industrialisation. On avait besoin de bras ; il était donc pratique de réduire les travailleurs à leur force physique et de les contraindre le plus possible sans considérer les sensations qui en découlaient. Cet effort de rationalisation, qui a consisté à penser, découper, mesurer, chronométrer… les tâches, est encore opérant aujourd’hui. Le travail est désincarné, décharné, désaffectivé. Tout ce qui est du registre de l’affect est évacué hors de lui. Le fait que la raison soit plutôt attribuée aux hommes et les émotions aux femmes participe aussi de leur dévalorisation et de l’exercice d’un pouvoir de domination.

L’expression émotionnelle contient-elle une menace intrinsèque ?

Les émotions font partie de l’imprévisible et les entreprises n’aiment pas ce qui surprend. Tout doit être quantitativement appréhendable. Les émotions échappent à ce système alors qu’elles y occupent une place importante. Chacun cherche du sens dans son métier, du plaisir, des échos sensibles à ce qu’il est, à ce en quoi il croit. Les émotions sont partout mais, pour les organisations, elles font surtout figure de grain de sable venant contrarier le processus, gripper la machine, semer du trouble dans un univers qui se veut, plus que tout autre, rationnel. La gêne, la colère, l’énervement ou le mal-être générés parfois par des prescriptions absurdes ou dissonantes sont malvenus. Car ils viennent pointer du doigt des dysfonctionnements. Mais il y a aussi des émotions positives qui s’expriment. En se réappropriant certaines tâches, des façons de faire, des finalités qui vont à l’encontre des normes gestionnaires, des salariés marquent leur résistance. Un soignant éprouve de la satisfaction en étant à l’écoute d’un patient qui en a besoin et éclaire ainsi ce qui compte dans son activité. Les émotions ont ceci de subversif qu’elles introduisent un rapport à soi. Ce n’est pas le rapport voulu, prescrit ou fantasmé, mais celui éprouvé et contextualisé. C’est la différence entre les émotions ressenties et celles dictées par l’ordre social qui, dans le champ du travail, doivent rester neutres et normalisantes. Une hôtesse d’accueil, par exemple, ne doit pas seulement sourire toute la journée, elle doit montrer qu’elle est heureuse.

Dans les métiers du lien, justement, les affects sont-ils valorisés ?

Dans certains métiers de la relation, il peut y avoir la reconnaissance d’un travail émotionnel avec des supervisions, des échanges de pratiques chez les psychologues, les travailleurs sociaux, etc., mais ce travail n’est pas valorisé pour autant. La norme professionnelle exige de montrer que l’on maîtrise ses sentiments et que l’on n’est pas trop touché. La prise de parole à propos de ses émotions n’est pas forcément rendue possible par des logiques de productivité accrues. La régulation collective dépend beaucoup des structures et des relations de travail. Mais ce qui est toujours mis en avant reste la capacité du salarié à prendre du recul, à ne pas être trop près de l’autre au risque de se brûler. Dans le travail social, on parle de « bonne distance » et non de « bonne proximité ». C’est très défensif. Dans certains collectifs de travail, une personne jugée trop dans l’émotion peut être rappelée à l’ordre, exclue du groupe et considérée comme insuffisamment professionnelle. Un bon « pro » doit être impassible et savoir gérer ses émotions. Cela justifie qu’il soit supérieur ou meilleur que les autres. Mais cesser d’être dans le rejet des émotions, c’est leur reconnaître une place et un rôle susceptibles d’amener à envisager le monde autrement.

Et dans le même temps, jamais la bienveillance, l’empathie, y compris dans l’entreprise, n’ont été si souvent convoquées…

Il y a beaucoup de souffrance au travail, de dureté, d’indifférence, d’individualisme… On essaie d’y répondre par ces mots-là qui sont très flous et hors-sol. On est tous d’accord sur la bienveillance, mais ni celle-ci ni la bonne volonté ne vont modifier les inter­actions dépendant de l’organisation du travail, des rapports hiérarchiques, des conditions de travail. C’est tout un contexte qui permet la prise en compte des autres, le soin, le care. Or les choses ne changent pas vraiment. Quand on a un emploi, y compris dans la fonction publique, il est difficile de se plaindre à cause du chômage. Il existe des entreprises à l’idéologie « viriliste » où il est interdit d’exprimer personnellement son malaise au travail. « Il faut que ça aille. » Ceux qui n’y arrivent plus sont taxés de salariés fragiles, à la compétence douteuse. Dans d’autres entreprises, les salariés peuvent dire qu’ils vont mal mais ce n’est pas pour autant que les directions vont chercher à remettre en question l’organisation en place. La « psychologisation » des problèmes telle qu’elle émerge actuellement dans beaucoup de lieux et structures permet de dédouaner le management de ses responsabilités et d’en faire porter la charge aux seuls individus. Les émotions ne doivent pas être traitées à part mais s’inscrire dans une analyse du travail.

En quoi tenir davantage compte des manifestations émotionnelles serait-il productif ?

Quand les émotions individuelles sont répétées, il y a des raisons de les interroger et de mettre en place des espaces pour les partager et trouver des solutions ensemble. Les accueillir, c’est déjà ne plus en avoir peur et protéger sa santé. C’est aussi gagner en dynamique et en énergie. Les émotions sont partie prenante du travail et pas juste un empêchement. Elles participent du travail bien fait. D’où l’intérêt de leur donner une place dans leur diversité et dans leur ambivalence. Une culture de la plainte existe dans certaines structures alors que, dans d’autres, en revanche, l’accent n’est mis que sur l’enthousiasme. Il n’y a jamais que l’un ou l’autre, c’est plus complexe.

Le développement du télétravail avec la pandémie peut-il changer la donne ?

Les collectifs étant déjà fragilisés, on peut redouter une augmentation de l’individualisation au travail. Mais on peut y voir aussi un gain dans le sens d’une plus grande adaptation aux besoins des salariés et à ce qu’ils ressentent. Le télétravail peut aussi protéger d’un environnement de travail pathogène ou peu coopératif et permettre de retrouver des moments de calme et d’introspection nécessaires.

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