À proximité d’un terrain vague jouxtant d’immenses tours d’une banlieue déshéritée de Lisbonne, l’une des nombreuses camionnettes de l’association Ares Do Pinhal signale son arrivée à grands coups de klaxon. Dans son sillage surgissent des grappes de toxicomanes hagards, pour la plupart consommateurs d’héroïne, qui bientôt font la queue devant le véhicule blanc pour y récupérer gratuitement des kits d’hygiène, de nouvelles seringues ou prendre leur dose de méthadone (un substitut de l’héroïne) distribuée gratuitement par Ares Do Pinhal ou les autres associations travaillant main dans la main avec la mairie de Lisbonne. Des médecins peuvent y délivrer des consultations et des psychologues y sont à l’écoute.
Soudain, une voiture de police surgit, avec à son bord un cambrioleur toxicomane menotté, tout juste arrêté en flagrant délit. Avant de le conduire en garde à vue, les forces de l’ordre ont l’obligation légale de procurer au délinquant en manque sa méthadone. Une scène surréaliste qui résume l’approche originale et redoutablement efficace adoptée par le Portugal au début de la décennie 2000. Ici, pas de légalisation des drogues, la consommation et la vente de produits stupéfiants, cannabis inclus, demeurent illégales. Mais le pays a opté pour une médicalisation des peines, considérant l’usager non comme un délinquant à punir mais comme un « malade » à soigner. La loi du 29 novembre 2000 (entrée en vigueur le 1er juillet 2001) fixe « les règles applicables à la consommation de produits stupéfiants et de substances psychotropes, ainsi qu’à la protection sanitaire et sociale des personnes qui consomment de telles substances sans prescription médicale ». Elle dépénalise la détention à des fins de consommation de toutes les drogues classées au niveau international comme stupéfiants : cannabis, cocaïne, héroïne, amphétamines, etc. Des seuils précis ont été adoptés, censés distinguer le revendeur de l’usager, et ce dernier peut être « condamné » à des peines graduées et toujours médicalisées : il n’est plus question au Portugal d’envoyer un toxicomane en prison.
Pour comprendre comment une telle loi a pu être adoptée et mise en pratique, il faut avoir à l’esprit la situation du pays à la fin des années 1990. On y compte alors près de 100 000 toxicomanes, soit environ 1 % de la population. Les morts par overdose se multiplient, au point que chaque famille ou presque est affectée. Les infections par le VIH et les hépatites provoquent aussi des ravages, avec plus de 95 % des usagers d’héroïne par intraveineuse contaminés. Un phénomène accompagné d’une hausse brutale de la petite délinquance, transformant la question des drogues en véritable enjeu social et politique. L’initiative avait, au départ, été accueillie avec beaucoup de scepticisme, souligne un rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies publié en juin dernier : « L’approche portugaise des drogues est (aujourd’hui) valorisée jusque dans l’enceinte des instances onusiennes, alors même que son adoption, mettant en question les conventions internationales sur les stupéfiants, avait suscité leur réprobation : après une première reconnaissance officielle de la politique portugaise en 2009, elle a été décrite en 2015 par le président de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) comme un modèle de bonnes pratiques. » Vingt ans après la réforme, le taux de mortalité liée aux drogues a considérablement baissé (34 décès pour 1 million d’habitants en 2000, contre 6 pour 1 million en 2019), constate le rapport. De même que les contaminations au VIH et aux hépatites. Elle a également eu un impact significatif sur l’engorgement des tribunaux et des prisons : « En 2000, les personnes incarcérées pour des infractions à la législation sur les stupéfiants représentaient 43 % de la population carcérale, une proportion très supérieure à la médiane européenne. Cette proportion a été divisée par deux en vingt ans. »