« Pour l’heure, les plateformes de services restent essentiellement théoriques. Leur mise en place s’avère pourtant nécessaire puisque, à terme, les établissements et services traditionnels sont condamnés », affirme Jean-René Loubat, psychosociologue et consultant, co-auteur d’un livre sur la conception de cette nouvelle organisation dans le secteur médico-social(1). L’idée de départ ? Orienter les bénéficiaires vers un accompagnement à la carte et un suivi qui, pour être financé, devra répondre à leurs aspirations. Officiellement prônée en 2012 dans le protocole d’accord « Parcours résidentiel et parcours de vie des adultes handicapés : vers une refondation », la plateforme vise à instituer un projet personnalisé, censé rompre avec la logique d’établissements et favoriser l’inclusion. « Actuellement, on propose des places en institution avant de connaître les besoins. Un service de coaching de parcours, sorte de MDPH bis [maison départementale des personnes handicapées], sera affecté à la personne pour lui trouver des ressources auprès de professionnels indépendants ou en établissement », explique Jean-René Loubat, qui évoque une « transition historique ». En pédopsychiatrie, l’objectif des plateformes de coordination et d’orientation (PCO) en développement est de faciliter le dépistage précoce des troubles du neurodéveloppement (TND) (troubles du spectre autistique, de l’attention avec ou sans hyperactivité, troubles dys, etc.) des enfants de moins de 7 ans. Une revendication soutenue depuis longtemps, particulièrement en matière d’autisme, par les professionnels et les familles.
Pour autant, ce concept de plateforme de services est loin de recueillir l’unanimité. En témoigne une tribune, publiée dans le journal Le Monde en mai dernier. Deux collectifs de professionnels du handicap et de familles y dénonçaient un dispositif « hors sol » où le « mantra » d’une inclusion à tout prix risque de démanteler les établissements au prétexte que ceux-ci seraient stigmatisants et répressifs. « C’est un diagnostic à l’emporte-pièce, fustige Michel Chauvière, chercheur au CNRS et signataire de la tribune. Il ne faut pas être dogmatique et s’il est utile de resserrer la notion de “besoins”, réduire un individu à un parcours, nouveau mot magique du secteur, n’a pas de sens. Celui-ci ne constitue absolument pas un antidote aux institutions. Dans le travail social et médico-social, on ne gère pas des parcours mais des vies. On prend les personnes là où elles en sont. Toutes les personnes handicapées ne peuvent pas s’adapter au milieu ordinaire. Certains enfants peuvent suivre les apprentissages et le rythme de l’école. D’autres non. »
Jusque-là, surtout, le principe de prestations n’avait pas sa place dans l’action sociale. Le voici qui prévaut dans le système de plateformes où au diagnostic des besoins de la personne correspondra une prescription de services. « Dans les années 1970, une vague de désinstitutionnalisation a eu lieu en psychiatrie, mais elle était d’ordre éthique. Il fallait mettre fin à l’enfermement asilaire. Celle qui se profile est économique : il faut réduire les coûts. Les plateformes de services reviendront moins cher que le salariat social », estime le sociologue. L’accompagnement pourrait-il se réduire alors à des actes tarifés, désincarnés, sans lieux de vie ni prise en charge globale, où les professionnels deviendraient de simples « gestionnaires de cas ». Une crainte balayée par Jean-René Loubat : « Les institutions demeureront pour les personnes qui ne pourraient pas rester dans leurs familles. Mais il faut des petites structures, des appartements intégrés en ville où on puisse leur redonner du pouvoir d’agir, pas des ghettos. Cela permettrait de diviser les coûts de moitié. Une grande partie des financements des établissements ne servent qu’à entretenir leur maintenance. Les professionnels ne travailleront plus forcément en établissement, ce qui implique un changement culturel profond. »
Au risque de se débarrasser à terme des institutions comme les IME (instituts médico-éducatifs) ou les CMPP (centres médico-psycho-pédagogiques) ? C’est le sentiment de Marie Dagaud, psychiatre et directrice médicale d’un CMPP en Basse-Normandie : « La désinstitutionnalisation de la pédopsychiatrie s’accélère pour arriver à une activité de services. On nous reproche tout. Les files d’attente, l’inefficacité, tout. On est sûrement critiquables mais rien ne ressemble à notre travail dans ce qui est proposé », déplore-t-elle. Tout a commencé en Nouvelle-Aquitaine où l’agence régionale de santé (ARS) a imposé aux structures existantes de créer des plateformes de coordination et d’orientation, destinées à dépister et à soigner le plut tôt possible les enfants présentant des troubles du neuro-développement sous peine de restrictions budgétaires. Au plan national, il devrait y avoir, à terme, une plateforme par département. La neuropsychologue Lucie Fadda coordonne la PCO 64 Côte Basque depuis un an : « Ces plateformes offrent un accès aux soins plus rapide et suppriment les inégalités grâce à un forfait d’intervention précoce qui évite aux parents les avances de frais. Les familles nous disent que sans la PCO, ils n’auraient jamais pu financer les bilans pour leur enfant. » Concrètement, la plateforme reçoit des enfants adressés par un médecin, prescrit une batterie de tests et, si le TND est avéré, déclenche un suivi auprès d’un psychologue, un psychomotricien, un ergothérapeute ou un orthophoniste en libéral, formés aux troubles du neuro-développement et appliquant les recommandations de bonnes pratiques (RDBP) édictées par la Haute Autorité de santé. Autrement dit, les thérapies comportementales et cognitives.
« C’est très bien d’avoir une filière de soins efficace mais il ne faut pas déshabiller Pierre pour habiller Paul. Tous les moyens sont mis sur ces plateformes et les CMPP risquent de ne devenir que des lieux de rééducation pour ces troubles alors que ceux-ci ne concernent pas la majorité de nos patients. On gomme toute la dimension psycho-sociale de la souffrance », explique Thierry Delcourt, pédopsychiatre à Reims(2). Même son de cloche chez Eric Soutif, psychologue en CMPP dans les Pyrénées-Atlantiques : « Toutes les solutions doivent coexister. Si on ne se conforme pas aux plateformes, nos crédits sont coupés. C’est violent. Ce modèle s’inscrit dans une chasse à la psychanalyse, à qui des associations de parents influents font payer des années de prise en charge inadaptée des enfants autistes. Il fallait faire bouger les choses mais pas en fermant la porte à d’autres soins. Tous les troubles ne sont pas mesurables avec les outils des neurosciences. »
Le recul sur cette plateformatisation en cours manque encore mais, comme pour le handicap, la dimension globale de l’accompagnement ne semble pas être prise en compte. « On prend souvent en charge des situations complexes qui nécessitent du temps, une équipe, un lieu, un portage collectif, de la concertation. Avec les plateformes de coordination et d’orientation, le suivi dure 12 à 18 mois au maximum, à l’issue desquels les enfants vont être rebasculés sur un parcours classique. C’est un fantasme de gestionnaire de penser qu’une prise en charge doit être courte. Les troubles envahissants du comportement requièrent des années de suivi. La continuité et la relation, voilà ce qui fonctionne. Le soin a besoin du lien. Connaître les familles, leurs conditions de vie, leur histoire, celle de l’enfant, permet d’ajuster les interventions et de soutenir ceux qui en ont le plus besoin. Ici, la temporalité est tellement courte qu’on organise la “non-rencontre” », regrette Benoît Blanchard, pédopsychiatre dans deux CMPP d’Ile-de-France. Si certains professionnels sont enthousiastes comme Lucie Fadda, celle-ci s’étonne toutefois que les décrets d’application actant le remboursement des psychologues intégrant les plateformes de coordination et d’orientation ne soient pas encore publiés depuis plus d’un an : « Pour le moment, on ne peut pas financer les séances alors que le principe des PCO est qu’il n’y ait pas de rupture dans le parcours. On a l’impression d’être un peu lâchés par l’Etat. » Jean-René Loubat partage cette sensation. Selon lui, malgré les appels à projets, les effets d’annonce, la plateformisation du médicosocial peine à voir le jour : « On se demande si la puissance publique a envie de passer à l’acte. »
Pendant ce temps, en pédopsychiatrie, la résistance s’organise au travers de plusieurs collectifs. Benoît Blanchard enrage : « On alerte les pouvoirs publics depuis des années sur la pénurie tragique de moyens en pédopsychiatrie. Et la seule réponse, ce sont les plateformes qui ne tiennent pas compte des dispositifs existants. La culture de la coordination a toujours été présente dans nos structures. On a toujours collaboré avec l’aide sociale à l’enfance, la protection maternelle et infantile, l’école. Mais comment bien travailler quand on est en sous-effectif permanent ? Il y a des CMP de la petite enfance qui n’arrivent plus à répondre à leur mission. Au lieu de les renforcer, on ajoute une couche de coordination administrative supplémentaire. » De là à sélectionner les patients, il n’y a qu’un pas : « Les enfants non adressés par les plateformes ne seront pas prioritaires et passeront en fin de file d’attente. Dans mon CMPP, on continue à prendre en charge les non-TND mais on a dû réduire la file active de 40 %. Si des parents arrivent avec un fils qui a commis une tentative de suicide, on risque ne pas pouvoir le prendre », s’inquiète Eric Soutif. Au milieu de toutes ces interrogations, un nouveau professionnel émerge : coordinateur de plateformes. « C’est un métier d’avenir, lâche Michel Chauvière. Mais c’est un métier de l’organisation. Pas de la relation. »
(1) J.-R. Loubat, J.-P. Hardy et M.-A. Bloch – « Concevoir des plateformes de services en action sociale et médicosociale » –, Ed. Dunod, 2016.