« Les chefs de service en ESSMS se disent souvent empêchés de bien faire leur travail. Ils culpabilisent de ne pouvoir suivre le rythme de changements incessants, de ne pas avoir le temps de lire et de se cultiver dans leur domaine de compétence, de ne pas être à la hauteur des exigences du poste. Notamment celle de soutenir et d’étayer le travail d’accompagnement de l’équipe dans la gestion de situations générant un sentiment d’impuissance. Et ils constatent l’apparition de symptômes chez les professionnels : usure, frustration de ne plus trouver de sens dans le travail, sentiment d’avoir très peu de marges de manœuvre et de créativité. Comment redonner du sens au travail d’équipe ? La question devient cruciale au bout d’une année et demie marquée par les effets délétères de la pandémie sur les collectifs de travail : des salariés en télétravail dans des conditions rarement optimales, les temps informels de rencontre réduits durant les périodes de confinement, des réunions par écrans interposés, une sensation de solitude qui s’accroît, malgré les phénomènes de solidarité qui ont pu se mettre en place au début de cette crise. Comment prévenir le risque d’appauvrissement pour les dynamiques d’équipe ?
Dans un ouvrage consacré aux “servitudes du bien-être au travail”(1), sous la direction de Sophie Le Garrec, interviewée dans un numéro récent des ASH(2), des chercheurs mettent en évidence la dérive “psychologisante” qui, depuis quelques décennies, caractérise le discours managérial en entreprise. Les entreprises dites “libérées” proclament vouloir redonner du pouvoir d’agir à leurs salariés. Or “développer le pouvoir d’agir” est une formule qui, dans sa version néolibérale, signifie reporter la responsabilité de la qualité du travail sur les individus. On réduit les niveaux hiérarchiques, et sous couvert d’une démocratie retrouvée, on exige des professionnels de s’autogérer, d’être autonomes. Le pouvoir perd en visibilité, mais s’exerce sous forme de pressions fortes à la performance individuelle. Toute difficulté au travail tend à être interprétée comme relevant d’une vulnérabilité personnelle. Prévenir les risques psychosociaux consiste alors à repérer les personnes les plus “fragiles”, pour leur proposer une aide individualisée… Une hiérarchie s’établit entre “risquophiles” et “risquophobes”(3), entre “agiles” et “résistants au changement”. On ne parle plus de compétences, mais de talents innés, de prédispositions. N’entend-on pas de plus en plus fréquemment que les responsables d’équipes doivent faire sortir leurs collaborateurs “de leur zone de confort”, les engager à se mettre au défi d’épreuves de légitimation de leurs potentiels talents ?
Ce discours est assorti d’une référence constante à la notion de bien-être, voire de bonheur au travail, avec une valorisation des “savoir-être” et de l’expression émotionnelle, alors même que la dégradation des conditions de travail, l’intensification des rythmes, l’isolement provoquent une fragilisation psychique des salariés. Plus ce discours sur le bonheur s’est répandu, plus les effets délétères du management deviennent criants : rivalités, violence des relations, isolement, dépression, développement des addictions comme adjuvants(4). La promotion du salarié autonome, créatif, agile, associée à la valorisation des talents innés des personnes, pourrait donc aller à l’encontre du but soi-disant recherché…
Qu’en est-il dans le secteur social et médico-social ? Les nouvelles pratiques d’accompagnement, par exemple la démarche “d’aller vers”, pourraient inciter des responsables à instituer un mode de management donnant plus d’autonomie aux professionnels, certes, mais en les isolant davantage. Surtout si l’on supprime les espaces d’analyse de pratiques au profit de formations orientées vers le “développement personnel”(5) destinées à mieux “gérer” les réactions émotionnelles dans les relations avec les “usagers”. Le glissement qui s’est opéré vers un exercice du travail plus “indépendant” pourrait, selon certains observateurs, correspondre à des profils de jeunes professionnels attirés par l’esprit d’entreprise et les nouvelles technologies, et rétifs à certaines formes d’autorité.
Néolibéralisme et dynamique démocratique ont au fil de l’histoire affirmé la prévalence de l’individu. En résultent une aspiration, certes légitime, à libérer la parole mais également le délitement du débat public. “Tout ce qui est de l’ordre du collectif ou du commun est sacrifié et réduit en parcelles”(6). La soif d’égalité conduit à la contestation de toute autorité politique, institutionnelle, intellectuelle, scientifique. Le rapport au savoir est bouleversé, un discrédit porté à tout ce qui viendrait “d’en haut”. La violence caractérise les prises de parole, chacun “pense avoir absolument raison”(7). Il devient impossible de construire du “commun” à partir de références partagées. L’équipe disparaît, au profit d’une juxtaposition d’individus qui peuvent entrer en combats stériles sans même tenter un dialogue.
Il s’agit de créer, ou recréer, des espaces de confrontation de points de vue sur ce que l’équipe considère comme un travail de qualité. Ce dialogue réunissant professionnels de terrain et chef de service permet de penser la complexité du travail, dans ses aspects émotionnels, éthiques, organisationnels, contextuels, pour élaborer des repères sur ce qui est acceptable ou pas, dans un contexte donné. Le défi est de produire en équipe des accords, réversibles, sur ce qui fait “bonne pratique”, des réponses inédites à des problèmes concrets, situés. Comme l’écrit Yves Clot(8), l’expression doit absolument être “utile”, c’est-à-dire avoir un impact réel sur les décisions, l’organisation, la règle. Le sentiment de trouver du sens et du plaisir à son travail est à ce prix.
L’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs, créée par le psycho-sociologue Yann Le Bossé(9), nous paraît adaptée à l’animation structurée et pragmatique de ce dialogue. Parce qu’à partir d’une situation concrète générant un sentiment d’impuissance, la méthode questionne à la fois la posture d’accompagnement, les enjeux en présence, et les éléments structurels – stratégies territoriales, choix organisationnels, critères de décision, règlements –, qui concourent à engendrer de l’empêchement à agir. Elle évite ainsi toute focalisation sur l’individu, et introduit donc une dimension plus “politique” au travail, tout en plaçant systématiquement au cœur de la réflexion la négociation avec les personnes accompagnées. Le chef de service occupe alors une place particulière, dans une certaine “verticalité” : il va, tout au long des controverses autour de critères souvent conflictuels, contextualiser le problème en faisant référence à des orientations et valeurs institutionnelles, à des contraintes et opportunités du territoire, à la notion de qualité du service. Il validera le “compromis”, qui va concilier des points de vue qu’on pensait incompatibles. Il soutiendra la pertinence de cet accord vis-à-vis de sa propre hiérarchie, et contribuera à faire évoluer des choix institutionnels. Il sera garant de l’expérimentation de l’accord sur le terrain, de l’évaluation qualitative des effets produits, et des ajustements quand l’évolution du contexte le nécessitera. Les structures qui mettent en place ces espaces de dialogue témoignent de leur intérêt pour retrouver collectivement du sens.
(1) S. Le Garrec (dir.) – « Les servitudes du bien-être au travail. Impacts sur la santé » – Ed. érès, 2021.
(3) D. Lhuillier – « L’individualisation du travail au cœur de la psychologisation », in S. Le Garrec, op. cit. p. 55-58.
(4) Fédération Addiction et association Additra – « Santé au travail. Intervenir sur les usages de psychotropes et les addictions des professionnels », 2021.
(6) A. Caille – « L’urgence d’un modérantisme radical, s’émanciper sans s’étriper » – Revue du Mauss permanente – http://www.journaldumauss.net/?L-urgence-d-un-moderantisme-radical.
(7) J. Birnbaum – « Le courage de la nuance » – Ed. Seuil 2021, citant Albert Camus, p. 19-29.
(8) Voir les travaux de Yves Clot, notamment « Travail, santé mentale et conflit », in S. Le Garrec, op. cit., p. 247-258.
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