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Collectifs : de l’impuissance au pouvoir d’agir

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Peut-être davantage qu’ailleurs, le besoin de se regrouper entre pairs habite les champs du social et du médico-social, particulièrement fragmentés. Complémentaires des syndicats, les collectifs favorisent la création d’espaces de réflexion indispensables aux travailleurs sociaux pour reinjecter du sens dans leurs pratiques et les aider à évoluer.

Prenez un champ et divisez-le entre la protection de l’enfance, les personnes âgées, l’insertion et le handicap. Parallèlement, segmentez-le entre le privé, le public et l’associatif. Vous obtiendrez un résultat particulièrement fragmenté. C’est en partie pour pallier ce morcellement que se créent et périclitent régulièrement une multitude de collectifs de travailleurs sociaux. « La division de notre secteur rend le dialogue très difficile, témoigne Anne Lauseig, assistante de vie et fondatrice du collectif national “La force invisible des aides à domicile”. Les femmes viennent trouver de l’écoute et du réconfort à travers les groupes de parole que nous organisons. Cela permet de parler à la collègue d’à côté, de s’intéresser à ses conditions de travail. » Créé en juin 2020, après le premier confinement, le collectif regroupe aujourd’hui environ 5 000 personnes dans toute la France. Un succès qui témoigne du besoin d’échanger entre pairs, selon la fondatrice. « En tant qu’assistantes de vie, nous prenons la voiture le matin et rentrons le soir sans avoir vu personne de la journée hormis les bénéficiaires, souligne-t-elle. Se regrouper permet de sortir de cet isolement, de réaliser que nous ne sommes pas seules mais 300 000 à vivre les mêmes préoccupations. »

Ce besoin de faire corps se retrouve immanquablement, quelle que soit la forme du collectif. Beaucoup trouvent dans ce type d’échange un moyen de renouer avec les valeurs fondamentales de leur métier. « Les professionnels viennent nous voir pour se reconnecter à ce qu’ils ont appris il y a longtemps en formation. Ils nous arrivent souvent avec l’impression de s’être éloignés des bases », souligne Joran Le Gall, président de l’Association nationale des assistants de service social (Anas), qui l’a lui-même rejointe après avoir obtenu son diplôme. « Les directeurs qui forment notre collectif veulent retrouver cet esprit de corps qui existait à l’EHESP [Ecole des hautes études en santé publique] et que l’on perd une fois en poste », confirme Romain Aulanier, président du CoD3S (Collectif des directeurs d’établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux).

Émulation permanente

De son côté, Cyprien Avenel, sociologue et chercheur associé à l’Ecole urbaine de Sciences Po Paris, analyse : « Il existe un malaise de plus en plus fort entre le travail demandé et les valeurs au nom desquelles les professionnels se sont engagés dans leur métier, car ils n’intègrent pas ce secteur par hasard. Un tel écart crée de la souffrance au travail, d’autant plus que chacun le vit isolément. »

Se regrouper ouvre également de précieux espaces de réflexivité. En mettant un pied en dehors de l’urgence quotidienne, les travailleurs s’offrent un temps consacré aux débats d’idées. « L’Anas peut être perçue de l’extérieur comme un temple qui délivre la bonne parole, qui donne le la, observe Joran Le Gall. Mais en réalité, nous sommes sans cesse en pleine émulation. » Même constat au sein du collectif La Force invisible des aides à domicile, qui pense et dessine de nouveaux rapports de force. « Nous réfléchissons beaucoup à notre image et à la condition féminine », rapporte Anne Lauseig, qui a créé le collectif, rappelant que ce métier est exercé à 97 % par des femmes occupant des emplois précaires. Les thématiques s’élargissent souvent à des sujets de société comme le harcèlement ou le mépris envers les femmes. »

Grâce à sa dynamique et à la mise en commun des vécus professionnels qu’il permet, le collectif aide à passer de l’impuissance à l’action, qui peut prendre les formes les plus diverses. En plus de tenir la page Facebook du collectif, où les questions et les témoignages affluent quotidiennement, Anne Lauseig a organisé avec une consœur deux « tours de France ». Des groupes de parole, sans thématiques imposée, ont ainsi été proposés dans une vingtaine de villes de l’Hexagone. « Les femmes avaient besoin de nous voir. Le virtuel marche un temps, mais le présentiel permet plus de proximité », rapporte la fondatrice. Le collectif est par ailleurs à l’origine d’une grève symbolique entamée en juin qui a permis aux aides à domicile de faire entendre leur voix tout en continuant à travailler.

De son côté, le CoD3S planche sur un kit de prise de poste pour les étudiants qui finiront leur cursus en janvier prochain. « Comme il va s’agir d’un moment important et difficile, nous les questionnons pour connaître leurs attentes, rapporte Romain Aulanier. Nous relevons des interrogations d’ordre administratif et logistique et d’autres liées au positionnement et au management. » La rédaction de communiqués est également fréquemment utilisée. « Nous avons par exemple écrit au service social d’un préfet qui demandait aux assistantes sociales de lui rapporter des éléments dans le cadre d’enquêtes administratives visant des étrangers, illustre le président de l’Anas, rappelant que ce n’est pas leur mission. Tout cela aurait dû se régler entre le préfet et le président du conseil départemental, mais comme la discussion au sein de l’institution ne pouvait avoir lieu, nous nous en sommes occupés. » Quelle que soit la forme qu’elles prennent, ces actions ont parfois du mal à aboutir. En cause : le manque de temps des professionnels, qui s’impliquent bénévolement et souvent sur leur temps personnel. « Le travail quotidien et les injonctions de chaque employeur mettent les professionnels sous l’eau, observe Cyprien Avenel. Par conséquent, ces collectifs ont bien du mal à respirer, à trouver des temps de collaboration. »

Convergence des luttes ?

Qu’en est-il du rapport entre collectifs et syndicats ? Existe-t-il un transfert des premiers vers les seconds ? « Non », répond Joran Le Gall. Pour lui, les deux entités subissent un « effondrement » similaire, lié à une certaine forme d’individualisation. « Il arrive que des personnes nous sollicitent pour qu’on les aide à résoudre leurs problèmes singuliers, qui ne regardent qu’eux, alors qu’ils ne sont pas adhérents », développe le président de l’Anas. A l’exception de certains partenaires sociaux, nombreux sont ceux à considérer que les collectifs sont complémentaires des syndicats. « Nous sommes convaincus de la nécessité d’une pluralité d’intervenants, car nous n’y arriverons pas seuls. Nous recherchons cette convergence », assure Joël Saint-Viteux, secrétaire fédéral Sud santé-sociaux, qui ne cache pas son admiration pour le travail fédérateur des collectifs. Au sein de ces derniers, nul ne regarde si la consœur ou le confrère est encarté, ni dans quelle organisation syndicale. Une force, selon Elena, éducatrice spécialisée, qui compte parmi les premières personnes à avoir rejoint la Commission de mobilisation du travail social Ile-de-France, collectif de lutte créé en 2017 et à l’origine de plusieurs grèves importantes dans le secteur. « Je suis moi-même syndiquée à la CGT et mes collègues viennent de FSU, de Sud ou d’ailleurs, indique la professionnelle. Je ne vois pas mon militantisme dans le collectif sans son pendant syndical, et inversement. » Une approche qui s’explique en partie par le fonctionnement différent des organisations. « Nous ne réalisons pas d’accompagnement individuel, comme peuvent le faire les syndicats, et nous ne demandons aucun engagement aux salariés, détaille l’éducatrice spécialisée. D’autre part, nous agissons de manière très horizontale : toutes les décisions sont débattues en assemblée générale, ce qui séduit nombre de ceux qui ne se retrouvent pas dans les syndicats. »

Reste un écueil, que doivent éviter les collectifs : reproduire l’organisation sectorielle du champ social déjà mise en place par les politiques publiques, estime Cyprien Avenel. « Attention à l’empilement de collectifs de travailleurs sociaux, prévient-il. La diversité est une richesse, mais, s’il n’y a plus de passerelles, le risque est de perdre de vue les enjeux transversaux qui font le cœur du travail social. »

Besoin de reconnaissance

Le collectif Travail social de demain (TSD) s’est constitué en réponse au silence vécu comme assourdissant des politiques et des médias à la suite de l’assassinat d’Audrey Adam, conseillère en économie sociale et familiale (CESF), le 12 mai dernier. Composé de travailleurs sociaux de tous horizons, le TSD s’est emparé du sujet en lançant d’abord une pétition en ligne, puis le hashtag #Balancetontravailsocial. « Le sentiment d’invisibilité est contrebalancé dès lors que se construit un collectif, souligne Cyprien Avenel. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les élus nationaux se sont ensuite davantage exprimés sur cet événement et que le président de la République a annoncé vouloir décorer Audrey Adam de la Légion d’honneur. »

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