« Ne pas intégrer les enjeux de protection sociale aux débats de l’élection présidentielle constituerait une faute, surtout après les “gilets jaunes” et la crise sanitaire. » Cette sentence émane d’une personnalité qui a soutenu la candidature d’Emmanuel Macron en 2017, et qui pourrait l’appuyer à nouveau si ces enjeux retenaient son attention. On sent le doute : « Il ne connaît pas nos thématiques et il s’en fiche. Son socle pour remporter l’élection est ailleurs, et c’est sur lui qu’il compte pour décrocher la victoire. » Une vision court-termiste et politicienne selon notre interlocuteur, que cela désole manifestement.
Malgré tout, à quelques mois de l’élection présidentielle d’avril prochain, les acteurs du secteur social et médico-social affûtent leurs arguments pour peser dans le débat, dans l’espoir (renouvelé tous les cinq ans) que les candidats au pouvoir suprême s’emparent de leurs sujets de préoccupation. Tous se veulent en ordre de marche dès cette rentrée, quelles que soient leur force de frappe, leur capacité à développer des outils ou leur facilité à rencontrer les hommes et femmes politiques. Cette année, pourtant, la crise sanitaire complique la donne, et nombre d’entre eux redoutent que la quatrième vague provoquée par le variant Delta du Covid-19 réduise les moyens dont ils disposeront pour livrer bataille. Et même qu’elle serve d’« écran de fumée pour occulter les chantiers prioritaires », comme le formule Alain Villez, président des Petits Frères des pauvres.
Dans ce contexte délétère, chacun pointe ses priorités : la loi sur la protection de l’enfance, qui n’aborde pas le sujet de manière suffisamment systémique ; ou la lutte contre l’article 40 de celle dite « 3DS » (« Différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification »), qui voudrait rattacher les directeurs d’établissements publics à la fonction publique territoriale au détriment de l’unité de la fonction publique hospitalière, comme le dénonce le Gepso (Groupe des établissements et services publics sociaux). Les associations représentatives de personnes handicapées, elles, porteront haut la demande de la non-prise en compte des revenus des conjoints dans le calcul de l’allocation aux adultes handicapés – ce qu’elles appellent la « déconjugalisation ». L’obtention d’une loi « autonomie » à la hauteur des enjeux comptera aussi parmi les thématiques fortement soutenues par de nombreux acteurs : « Si le Parlement examine un projet de loi qui ne comprend pas grand-chose sur le fond, et c’est ce que l’on pressent de la loi dite de “solidarité intergénérationnelle” qu’on nous annonce, on est repartis pour cinq à dix ans », s’exaspère Marie-Reine Tillon. La présidente de l’UNA (Union nationale de l’aide, des services et des soins à domicile) souligne : « Il ne s’agit pas de répéter que l’on n’a pas de moyens, ni de pleurer pour pleurer, mais bien de permettre aux personnes accompagnées de rester des citoyens à part entière et de disposer de choix réels, comme de rester vivre à son domicile ou en établissement. » La question de la suppression de la barrière d’âge à 60 ans en matière de dépendance, qu’ils espèrent au travers de la 5e branche de sécurité sociale, ainsi que celle relative au financement et à la gouvernance de ce 5e risque mobilisent également l’attention des acteurs. De même que le débat sur les revalorisations salariales, en particulier celles apportées par l’avenant 43, pour lesquelles ils aimeraient avoir l’assurance qu’elles seront financées à leur juste prix par l’Etat et les départements, sans reposer uniquement sur les établissements. Ils entendent enfin élargir le débat sur l’attractivité des métiers au-delà des problématiques salariales.
Outre ces sujets enracinés dans l’actualité, salariés et fédérations d’employeurs tenteront de promouvoir de grands principes tels que la participation des publics accompagnés – au cœur, entre autres, du nouveau projet associatif du Gepso. Ou encore la volonté de s’éloigner de ce qu’une majorité d’interlocuteurs qualifient, pour le dénoncer, d’« hospitalocentrisme », lui préférant le décloisonnement tant attendu entre établissements et services sanitaires, sociaux et médico-sociaux.
Enfin, certains prévoient de défendre des sujets nouveaux pour eux. A commencer par la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) qui, comme le confie Florent Guéguen, son directeur général, veut porter la question de la transition écologique « sous l’angle de l’aide alimentaire et de la précarité énergétique ».
Pour porter toutes ces idées et espérer leur offrir une place dans les débats de la campagne présidentielle, chacun prépare ses outils. Ce sont d’abord des textes. Comme le livret des 15 propositions de l’UNA. Ou encore le document de quatre pages d’APF France handicap intitulé « Demain pour une société plus juste, apaisée et durable », déjà prêt depuis le printemps dernier, et dont les propositions concrètes, espère son directeur général adjoint Patrice Tripoteau, inspireront les candidats dans l’élaboration de leur programme. Un outil progressivement augmenté, au fil des mois, de « notes politiques » thématiques, toujours à destination des équipes de campagne. Sont déjà parues celles sur « la santé », « l’emploi » et « les jeunes et l’accessibilité », en attente des prochaines sur « l’autonomie » et « les ressources ». « Tout ceci repose sur une approche qui vise à défendre les droits fondamentaux des personnes et à proposer une refondation sociétale », souligne Patrice Tripoteau.
Pour quantité d’acteurs, la production de fiches et de supports regroupant leurs préconisations se voit complétée par des rencontres avec les équipes de campagne. Soit individuellement, en échangeant parfois avec de potentiels futurs ministres. Soit de façon collective, lorsque les candidats sont invités aux congrès des grandes fédérations – comme en janvier prochain celui de la FAS, organisé tous les cinq ans à la veille de la présidentielle – et sont appelés à s’exprimer sur la lutte contre la pauvreté et le sans-abrisme. Mais aussi, comme l’espère la FAS cette année, sur le projet d’un revenu minimum d’existence. Ce même mois de janvier, se réunira aussi le congrès de l’Uniopss (Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux), qui prévoit d’en profiter, au-delà de la présidentielle, pour consacrer une large part de ses débats aux législatives qui s’ensuivront. Pour Jérôme Voiturier, son directeur général, il s’agira de détailler les préconisations faites aux pouvoirs publics.
Certes, chaque association ou fédération agit isolément pour porter et défendre auprès des pouvoirs publics les thématiques les plus importantes à ses yeux. Mais simultanément, et de plus en plus, elles s’inscrivent dans des actions collectives. Parfois assez informelles, en échangeant entre fédérations d’un même secteur, comme celui de l’aide à domicile. Mais aussi par l’intermédiaire de collectifs structurés, thématiques (Cause majeure, Collectif handicaps, Collectif associations unies) ou porteurs d’une volonté de transformation sociétale, tel le Pacte du pouvoir de vivre (PPV). Au risque de brouiller le message et de compliquer les calendriers ? Non, selon Patrice Tripoteau, pour qui l’engagement d’APF France handicap au sein de pactes et de collectifs offre « une prolongation de nos sujets, en les dotant d’une dimension sociale, économique et environnementale au sein du PPV, ou en les rattachant à la lutte contre la précarité via le collectif Alerte ». Patrick Doutreligne, président de l’Uniopss, fédération partie prenante de nombreux collectifs, abonde : « Sans nous montrer partisans, nous bâtissons un contre-projet sociétal. »
APF France handicap partage cette volonté de dessiner un nouvel horizon social. Pour cela, l’association compte s’appuyer sur les résultats de ce que Patrice Tripoteau présente comme une « expérimentation de démocratie délibérative » : la tenue dès cet automne, dans différentes régions, de débats citoyens qui réuniront au total 100 personnes tirées au sort, dont 50 parmi ses adhérents. Le thème étant « Protection sociale et solidaire : quel modèle pour demain ? » Les conclusions de ces échanges seront présentées aux candidats au printemps. « A chaque campagne de ce type, nous innovons pour aller toujours plus loin, pas pour le plaisir d’inventer. On a invité les candidats à avoir le réflexe “handicap” en 2007, puis on leur a soumis un pacte en 2012, avant d’ouvrir en 2017 une plateforme où nos concitoyens pouvaient déposer des idées. » Patrice Tripoteau reconnaît que de telles initiatives requièrent des moyens, humains autant que financiers, mais il y voit un « investissement prospectif dans le quinquennat à venir ».