Deux mois après la grave crise politique qui a secoué la Suède, le Premier ministre Stefan Löfven a finalement jeté l’éponge le dimanche 22 août, annonçant sa démission. Au pouvoir depuis sept ans, le social-démocrate rendra le tablier de président de son parti en novembre, puis demandera à être déchargé de ses fonctions. A la fin du mois de juin, Stefan Löfven avait pourtant déjà démissionné une première fois, une semaine après un vote de défiance au Parlement, inédit dans l’histoire politique suédoise. Le « chat à neuf vies », comme le surnomme la presse suédoise, a trébuché sur un projet de loi pour libéraliser les loyers du pays, remettant de facto en cause l’un des piliers de son modèle social.
Grâce à une politique d’encadrement forte, les loyers suédois demeurent parmi les plus bas à l’échelle de l’Union européenne. Présent dans toutes les villes du pays, un office municipal à but non lucratif les négocie chaque année en fonction de leur ancienneté et de leur niveau de confort, en concertation avec les associations de locataires. Un plafond est ainsi établi, qui sert ensuite de référence pour fixer les prix dans le secteur privé. Un système qui provoque régulièrement les oukases de la Commission européenne – entravant, selon elle, le principe de la libre concurrence – et qui décourage les promoteurs immobiliers d’engager de nouvelles constructions dans un marché complètement saturé, estiment les libéraux alliés de Stefan Löfven.
Le Parti de gauche, qui rassemble les ex-communistes, avait uni ses voix à celles de la droite et de l’extrême droite pour qu’aboutisse le vote de défiance, avant que le Premier ministre ne soit finalement réinvesti par le Parlement le 7 juillet, suspendant provisoirement une crise des loyers qualifiée de « bombe à retardement ».
Suivant un scénario à l’œuvre dans l’ensemble des pays scandinaves, l’irruption d’une extrême droite puissante sur fond de crise économique et de poussées migratoires bouscule le classique clivage gauche-droite et entraîne de profondes remises en cause des modèles sociaux locaux. Une tendance aggravée par des budgets fragilisés en pleine pandémie sanitaire. Ainsi en Finlande, au mois d’avril dernier, la coalition gouvernementale de centre-gauche avait-elle évité de justesse l’implosion en renonçant au principe de stricte prudence budgétaire, quand les atteintes aux droits sociaux se multiplient depuis une décennie dans le pays. En mars 2019, Juha Sipilä, le Premier ministre finlandais à la tête d’un gouvernement de centre-droit, présentait déjà sa démission à cinq semaines des élections législatives, après avoir buté sur une réforme de l’Etat-providence portant sur la privatisation partielle du système des retraites et de certains services sociaux. C’est l’opposition farouche des sociaux-démocrates à cette politique d’austérité impopulaire menée depuis 2015 par Juha Sipilä et fondée sur la réduction drastique de la dépense publique pour financer la baisse des cotisations patronales qui leur avait permis de revenir au pouvoir.
Millionnaire après avoir fait fortune dans les nouvelles technologies, fan de pilotage et de coupes budgétaires, Juha Sipilä se vantait de régler sur ses fonds propres les factures des jets qu’il pilotait parfois lui-même, y compris pour ses voyages officiels. Et justifiait le détricotage des acquis sociaux au nom de l’efficacité économique, les chiffres officiels du chômage étant retombés à 6 % en 2019, contre 9 % à son arrivée au poste de Premier ministre en 2015, en plein marasme économique.
Même lorsque les atteintes aux droits sociaux ne provoquent pas la chute immédiate d’un gouvernement, elles peuvent grever le poids des formations « libérales-austéritaires » pour plus d’une décennie. En Argentine, c’est un autre millionnaire flamboyant qui arrive aux affaires en 1989, sur fond de récession et d’hyperinflation. Carlos Menem va faire de son pays un véritable laboratoire – comparable au Chili de Pinochet – de la destruction méthodique du lien social, sous les applaudissements du Fonds monétaire international (FMI) : de 1989 à 1999, Menem privatise les entreprises publiques et les retraites, réduit toutes les aides sociales, y compris celles allouées aux handicapés. L’Etat-providence considéré comme le plus performant d’Amérique du Sud est littéralement démantelé, tandis que la dette extérieure, malgré un retour de la croissance qualifié par le FMI de « miracle argentin », bondit de 54 à 130 milliards de dollars. Et le chômage, de 11 à 20 %.
Le saccage est tel que Fernando de la Rúa, son successeur, qui a fait campagne sur la restauration de la nation argentine au bord du gouffre, tient à peine deux ans. Les présidents par intérim se succèdent, tandis que les Argentins, ruinés par la faillite des banques, manifestent en masse dans les rues du pays au rythme des concerts de casseroles et du slogan « Que se vayan todos ! » (« Qu’ils s’en aillent tous ! »).
L’élection de Nestor Kirchner en 2003 va changer la donne. A rebours de ses prédécesseurs, le populiste de gauche refuse de payer la dette, s’oppose aux diktats du FMI, dévalue la monnaie nationale – que Carlos Menem avait « dollarisée » – pour relancer les exportations agricoles et surtout financer le rétablissement de l’Etat social. Le retour de programmes sociaux ambitieux permet une diminution drastique du taux de pauvreté, qui passe de 47 % à 16 % en 2007. Avec son homologue brésilien Lula da Silva, il symbolise le retour d’une gauche conquérante en Amérique Latine – également à l’œuvre en Bolivie ou en Equateur – qui va écraser de tout son poids les paysages politiques locaux en alliant progrès social et croissance économique, marginalisant de fait l’influence des ultralibéraux.
Mais le cadavre bouge encore. Des accusations de corruption couplées à l’usure du pouvoir ont permis temporairement une alliance victorieuse de ces derniers avec les extrêmes droites locales, entraînant par exemple au Brésil l’élection surprise de Jair Bolsonaro, ou le retour en Argentine, en Equateur, en Bolivie et au Pérou de gouvernements favorables aux cures d’austérité encouragées par le secteur privé et les bailleurs de fonds internationaux. Un répit de courte durée. Comme en Suède ou en Finlande, les gouvernements favorables aux coupes dans les budgets de l’Etat-providence de ces quatre pays ont à leur tour presque tous chuté ces deux dernières années. L’économiste Luis Arce, soutenu par Evo Morales, a remporté la présidentielle en Bolivie de 2020. Pedro Castillo s’est imposé à celle tenue en juin dernier au Pérou en menant campagne sur de fortes hausses des budgets de l’éducation et de la santé. En Argentine, Alberto Fernandez a succédé en 2019 à Mauricio Macri, héritier politique des recettes de Carlos Menem et qui battait des records d’impopularité. Seul l’Equateur a échappé de justesse à ce mouvement de balancier, avec la victoire étriquée en 2021 du libéral Guillermo Lasso face au socialiste Andrés Arauz. Une élection sans surprise, bruyamment saluée par les marchés financiers.