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Le pragmatisme, pourvoyeur d’innovations dans le travail social

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Le pragmatisme rend rapidement un professionnel opérationnel. Mais, selon l’auteur, il peut aussi l’enfermer dans une pratique automatisée. La solution pour sortir de l’impasse ? Se montrer créatifs, pour bâtir des réponses toujours plus adaptées aux besoins des personnes accompagnées.

« À mes débuts, on m’a dit souvent : “Tu veux trop bien faire”, “Tu es trop pragmatique et tu ne penses pas assez ta pratique”. Je suis aujourd’hui responsable de service dans la protection de l’enfance et je me demande si je ne serais pas de retour à la case départ. La faute au pragmatisme.

Car ce fondamental rend rapidement opérationnel un professionnel. Mais, à moyen terme, il l’enferme dans une pratique automatisée et pauvre en élaboration. L’enjeu sera alors de s’approprier une dynamique innovante pour développer sa pratique de manière éthique. Alors, en tant que pragmatique et comme je suis bon joueur, j’ai décidé de partager mes hypothèses, quitte à être un peu trop théorique, voire spéculatif, pour une fois.

La plupart des dictionnaires consultés définissent en partie le pragmatisme comme la priorité donnée aux faits sur la théorie. Par extension, le pragmatique est celui qui cherche à faire et donc à être efficace. Lorsque nous sommes en formation, débutons de nouvelles missions ou intégrons un nouvel établissement, le premier réflexe est celui de répondre à la commande. Et comme nous sommes plutôt de bons professionnels (puisque nous suivons les recommandations de bonnes pratiques professionnelles !), nous recherchons à y répondre le mieux possible. Quoi de mieux alors que d’imiter nos prédécesseurs ou nos semblables ?

Dès lors, le pragmatique se révèle engagé. C’est un professionnel motivé par l’envie de bien faire. A ce stade, cette motivation peut être altruiste et liée aux besoins des personnes accompagnées, mais peut être aussi complètement égoïste et centrée sur une forme de carriérisme exacerbé. Le mélange des deux est évidemment possible. D’autre part, le pragmatique souhaite s’intégrer à son nouvel environnement : il pose des questions, se calque sur la pratique de ses collègues ou de ses prédécesseurs. Le psychologue Jean Piaget, psychologue et épistémologue suisse, définissait d’ailleurs l’intelligence fonctionnelle par deux processus. Celui de l’assimilation, qui “revient à transformer l’autre en même”(1), à rendre semblable donc à commencer par percevoir et à comprendre ce qui est fait autour de soi. Le second processus est celui de l’accommodation. Il s’agit de la question de la modification ou de la transformation de sa pratique “en vue de s’ajuster à un milieu ou à un objet”(2). On retrouve bien là cette notion d’imitation.

Apprentissage et intégration

Le pragmatisme constituerait donc une étape intelligente, une certaine forme d’apprentissage et d’intégration mais qui, si le professionnel s’arrêtait là, le limiterait fortement pour développer une pratique raisonnée et pleine de sens.

Agir sans penser le fondement même de son action conduit en effet les professionnels à prendre des risques. Chronologiquement, le premier d’entre eux est celui de développer une pratique uniforme et statique, à l’image de cet exercice expérimenté en formation où chaque participant d’un groupe marche dans un grand espace et doit choisir deux autres personnes en veillant à toujours rester à la même distance de l’une et de l’autre. On observe alors en très grande majorité qu’après un temps souvent court, ce système s’immobilise. Chacun trouve sa place en fonction des partenaires qu’il a choisis et respecte ainsi la commande. Cela illustre l’idée que même si la stabilité et la cohérence représentent un certain avantage dans des situations précises, après cette phase, les professionnels deviendraient des exécutants et perdraient toute leur liberté de mouvement dans une forme de travail sclérosé où les places de chacun seraient à défendre.

Cela nous mène alors au risque le plus important. Celui de ne plus nous adapter aux attentes et aux besoins des personnes accompagnées. Nous ne sommes pas seuls, les personnes accompagnées et leur famille évoluent dans un environnement que nous ne maîtrisons pas mais qui doit être pris en compte et avec lequel on peut interagir. C’est tout le défi de la co-construction et du travail d’équipe. Et si cela ne suffit pas, on peut par exemple chercher à compenser par investiguer ce qui se fait ailleurs. Néanmoins, que ce soit du travail en partenariat ou du benchmarking, les différences de contextes, de valeurs et de pratiques institutionnelles ne nous permettent pas toujours de trouver une réponse adaptée.

Créer, inventer, construire

Aussi, les professionnels doivent-ils créer. Le plaisir d’inventer, de construire, de rêver un monde meilleur représente une source de motivation qui n’est peut-être plus assez d’actualité. Cette imagination créatrice(3) décrite, en 1900, par Théodule Ribot, fondateur de la psychologie comme science autonome en France, représente un levier performant pour enclencher une dynamique d’innovation qui peut notamment animer la démarche de recherche : “Elle [la démarche scientifique] commençait par l’invention d’un monde possible, ou d’un fragment de monde possible, pour le confronter, par l’expérimentation, au monde extérieur. Et c’était ce dialogue entre l’imagination et l’expérience qui permettait de se former une représentation toujours plus fine de ce que l’on appelle la ’réalité’”(4).

Les définitions de l’innovation dans le travail social varient. Elles peuvent se résumer par une analogie avec la méthodologie de projet, augmentée d’un objectif de prise en compte du mieux-être individuel et collectif. Cet accent plus systémique met en lumière l’importance des attentes liées à l’innovation, notamment en termes de lien social et de citoyenneté. Mais il ne suffit pas de dire qu’on va innover pour le faire. Même si Stéphane Rullac(5), éducateur spécialisé et docteur en anthropologie, nous propose plusieurs indicateurs afin d’accompagner cette dynamique qu’est l’innovation, il est fondamental pour continuer de bénéficier de la motivation qu’elle produit de se donner deux repères principaux.

Le premier consiste à écarter très tôt dans la démarche les bruits et freins possibles(6) dictés par l’économie de l’innovation. Il s’agit des limites qu’on peut se poser financièrement avec la pression du célèbre “faisons, à moyens constants”. Mais il s’agit également de tout ce qui concerne les coûts induits en termes de réorganisation, de changement, de résistances et d’erreurs, par exemple. Innover c’est imaginer et le fait de développer l’impossible dans cet espace peut nous amener à trouver des réponses dans le champ du possible. Encore une fois, (dé)pensons notre pratique.

Le second repère est celui du garde-fou de l’éthique, qui vise à évaluer nos actions et à les mesurer aux conséquences possibles qu’elles auront dans un contexte donné. C’est le cadre, notre feuille blanche. On peut imaginer écrire dessus, la colorier, en faire des pliages ou la découper. Mais tant qu’elle existe, la démarche d’innovation est possible.

Au fil de ces quelques réflexions, le pragmatisme apparaît comme nécessaire s’il est considéré comme temporaire, à l’image d’un réservoir de carburant qui se détache après le décollage d’une fusée. Il peut être la première étape d’un ensemble plus complexe qui lie la réponse, à la fois, aux besoins et attentes des personnes accompagnées et aux enjeux sociétaux plus systémiques. En psychothérapie institutionnelle, on parle d’ailleurs de “double degré d’aliénation” : la propre pathologie du patient et la folie de notre société. La réponse du travail social à cette problématique pourrait résider dans un recours plus prégnant à l’imagination et à la création. L’innovation, à l’image de la démarche de projet, chercherait à répondre au mieux-être des personnes accompagnées mais s’inquiéterait également de celui des acteurs de son environnement, dont les professionnels font d’ailleurs partie. Cette forme de double innovation permettrait alors de répondre à certaines résistances auto-induites.

Finalement, le pragmatique veut bien faire, et cela doit le pousser à innover pour faire mieux. »

Notes

(1) Voir sur le site de la Fondation Jean-Piaget : bit.ly/2V0a02Q.

(2) Ibid : bit.ly/3l7EpXw.

(3) T. Ribot – Essai sur l’imagination créatrice – Librairie Félix Alcan, 1900.

(4) François Jacob, cité par Jean-François Dortier dans « Imaginer, créer, innover… Nous sommes tous des créateurs » – Sciences Humaines n° 221, décembre 2010.

(5) S. Rullac – L’innovation en travail social : un objet à définir et des processus à caractériser – Revue suisse de travail social, Seismo, 2020, pp. 139-156.

(6) Voir « Innovation sociale : créer au service de l’usager », ASH n° 3186 du 27-11-20, p. 32.

Contact : Benoit.serriot@gmail.com

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