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Les idéologies, des obstacles à l’intelligence des pratiques

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Selon l’auteur, jadis éducateur puis formateur et désormais consultant, des idéologies structurent le travail social et nuisent à son interprétation de la réalité, bien plus complexe que ne le laissent percevoir des schémas de pensée historiquement constitués.

« Des idéologies circulantes structurent les pratiques des acteurs à leur insu. Ces idéologies pourraient n’être qu’un mode d’expression parmi d’autres qu’utiliseraient les professionnels, une sorte de vocabulaire appartenant au lexique de certaines professions. Mais au-delà, elles constituent des obstacles épistémologiques à l’intelligence des pratiques. Cette lecture idéologique du réel, parfois teintée de moralisme, appartient à la culture et à l’histoire du travail social. C’est pour cela que ces pratiques, entendues comme systèmes de pensée mais aussi comme modes d’action, sont du registre de l’inconscient collectif d’une profession dans son ensemble. Tournées vers le passé, ces visions sont anachroniques et ne permettent pas de saisir la dynamique de la réalité sociale qu’elles sont censées appréhender.

Cette histoire-là est aussi la mienne. En tant que formateur j’ai contribué avec mes collègues à l’idéologisation des pratiques de mes étudiants – futurs professionnels –, sans doute plus par défaut qu’intentionnellement. Je l’ai cultivée par mon silence, par l’insuffisance de mon engagement d’intellectuel critique. J’ai failli dans ma mission de pédagogue et d’intellectuel critique sur ce point : aider les futurs professionnels à déconstruire ces évidences aux allures de théories naïves dont la force de persuasion, érodant tout esprit critique, aurait dû m’alerter.

Dans le contexte du travail social, les idéologies sont des croyances, des systèmes de représentations avec lesquels la réalité sociale apparaît, constituant des filtres invisibles d’un réel qui nous semble immédiat. Les idéologies ont le désavantage de fixer les pratiques dans le temps, en négligeant de considérer la dynamique évolutive de la réalité sociale.

Le catholicisme social qu’incarnaient les pionniers de l’éducation spécialisée avait permis d’élaborer un profil type d’éducateur, davantage remarquable pour ses qualités humaines et pour sa sociabilité que pour ses qualités intellectuelles. Cela signait-il en creux un penchant anti-intellectualiste à peine voilé ? Jeanine Verdès-Leroux(1) et Michel Chauvière(2) le mentionnent dans leurs écrits respectifs comme un moment déterminant de l’histoire du métier d’éducateur.

Il existe dans l’histoire de ce secteur des idéologies emblématiques semblant sceller l’identité des professions historiques. La question du professionnalisme est de celles-là, se référant à un modèle précis, agissant selon un code, voire des normes dominantes auxquelles chacun se réfère bien sûr inconsciemment. Il n’est écrit nulle part : le “code du bon professionnel”, mais chacun sait à quoi correspondent les canons d’un professionnalisme attendu : savoir garder ses distances sur le plan affectif afin de ne pas se laisser déborder par ses émotions et pouvoir gérer le contre-transfert sans se sentir déstabilisé.

Consubstantielle à l’idéologie du professionnalisme se trouve la notion de cohérence que les éducateurs aiment à brandir tel un étendard. Il s’agit de faire s’accorder ses idées avec ses actions. Leon Festinger(3) évoque sur ce point le concept de “consonance cognitive” pour définir l’harmonie entre ses actions et les représentations que l’on en a.

Impact préjudiciable sur les pratiques

L’idéologie en travail social est assurément un marqueur identitaire répondant à un profond besoin de reconnaissance pour la profession d’éducateur. En effet, à l’instar du sociologue Erwing Goffman(4), évoquer la question du professionnalisme est une modalité de présentation de soi dans l’espace public en positionnant son identité sociale dans le flux des interactions professionnelles.

Plus que les idéologies elles-mêmes, importe l’impact préjudiciable qu’elles peuvent avoir sur les pratiques. Maurice Berger, dont les travaux ont été largement utilisés pour réformer la politique de la protection de l’enfance, dénonçait les conséquences dramatiques de politiques sociales fondées sur l’idéologie du lien familial(5). Longtemps, la politique de la famille préconisée supposait de préserver autant que possible le lien entre parents et enfants placés et, dès que possible, d’envisager les opportunités d’un retour en famille. Le soutien à la parentalité figurait dans ce contexte prioritaire sur “la protection du développement physique, affectif, intellectuel et social de l’enfant”(6). Maurice Berger démontre dans ce livre que, en de nombreuses situations, le bien-être des enfants placés a été occulté pour préserver autant que possible les capacités parentales. Pourtant, certains contextes familiaux s’avéraient pathogènes et donc peu favorables, malgré la bonne volonté des parents, à assurer à leurs enfants les conditions psychologiques, affectives et matérielles nécessaires à leur développement. Leurs enfants ballotés entre des placements institutionnels en familles d’accueil ou en maisons d’enfants à caractère social et de provisoires retours en famille, ont souffert de troubles du comportement sans jamais pouvoir atteindre un équilibre sur les plans émotionnel et affectif. Au départ, l’idéologie du lien familial avait pu représenter un idéal humaniste prévenant l’éclatement des familles, conscient du trauma provoqué par les placements d’enfants. Mais en conservant l’espoir coûte que coûte d’un retour, l’idéologie familialiste est devenue un mythe, un dogme occultant le constat de situations pathogènes.

Prenons un dernier exemple pour mesurer les effets contreproductifs des idéologies sur les pratiques de terrain. Pendant ma carrière d’éducateur, je travaillais dans une structure d’accueil (un “home”) d’enfants dans la région marseillaise, qui recevait huit enfants de 6 à 16 ans. L’adolescente du home d’enfants avait du mal à ranger spontanément sa chambre. Celle-ci ressemblait à un bric-à-brac sans nom dans lequel on ne pouvait pénétrer ! Et l’équipe dont je faisais partie s’agaçait régulièrement du comportement désinvolte de la jeune fille vis-à-vis de la propreté domestique. Un de mes collègues masculins ne supportant plus la désinvolture de la jeune fille, au terme d’une énième altercation avec celle-ci, lui jeta une serpillère mouillée au visage. L’adolescente glissa à terre, poussée par l’éducateur lors de la dispute. J’avoue à présent, bien des années après, avoir été désarmé devant la soudaineté de ce comportement violent et je ne fis rien pour m’interposer ce jour-là ! L’enjeu majeur pour l’éducateur me parut être a posteriori la reconnaissance de son autorité, auprès de ses collègues et auprès du groupe d’enfants en obtenant obéissance.

Manque d’analyse

La problématique de l’adolescence n’avait pas été questionnée en équipe ni abordée en profondeur lors de nos réunions. Les confrontations entre adolescents et éducateurs s’examinaient fréquemment en équipe à l’aune de l’obéissance et du respect inconditionnel dû aux adultes. Bien entendu, les confrontations avec l’adulte sont nécessaires au cours de l’adolescence pour que l’enfant se structure psychologiquement et socialise son comportement. Mais la théorie de l’adolescence suggère qu’il est préférable pour un adulte de résister aux assauts verbaux des adolescents en gardant son calme.

L’analyse a manqué. L’éducateur se trouvait captif d’une vision statique de l’éducation selon laquelle l’adolescent doit respecter les adultes en se soumettant à leur autorité. L’éducateur semblait ici ne pas pouvoir se décentrer d’une notion unilatérale du respect structurant les rapports adultes-enfants. Et l’enjeu n’était pas exclusivement éducatif, à l’adresse à la jeune fille, comme si l’éducateur aspirait aussi devant ses pairs à la reconnaissance de ses compétences.

L’idéologie dresse un obstacle épistémologique à l’intelligence du social, parce qu’elle fait l’économie d’efforts réflexifs, rend la pensée paresseuse. Ce sont des habitudes de pensée ou d’agir propres à un milieu professionnel, constitutives de cultures spécifiques, de visions du monde. Ce que nous saisissons comme zones d’impensé représente pour les milieux professionnels concernés de véritables systèmes d’idées auxquels ils attribuent le statut de pensées ou de théories. C’est peut-être à cet endroit précis que se loge le cœur de la méprise épistémologique où les croyances héritées du passé, ayant reçu la légitimité de l’histoire, sont prises pour des construits théoriques, validés par la communauté professionnelle. »

Notes

(1) J. Verdès-Leroux – Le travail social – Editions de Minuit, 1978.

(2) M. Chauvière – Enfance inadaptée. L’héritage de Vichy – Ed. Lharmattan, 1980.

(3) L. Festinger – Théorie de la dissonnance cognitive – Stanford University Press, 1957 – Enrick B Editions, coll. « Classiques des sciences humaines et sociales », 2017.

(4) E. Goffman – Stigmate. Les usages sociaux du handicap – Editions de Minuit, 1975.

(5) M. Berger – L’échec de la protection de l’enfance – Ed. Dunod, 2014.

(6) Extrait de la postface de L’échec de la protection de l’enfance, dans sa 3e édition de 2021.

Contact : allemandconsulting.com

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