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Crise de l’autorité : « La limite est libératrice » (Alain Eraly)

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Alain Eraly

Crédit photo Danny Gys
L’autorité est-elle à réinventer ? Sans aucun doute pour le sociologue Alain Eraly, car à tout miser sur l’individualisme contemporain, la vie collective risque de se précariser sans ouvrir pour autant à davantage d’espaces de liberté.

Actualités sociales hebdomadaires - Qu’est-ce que l’autorité, finalement ? Et à quoi sert-elle ?

Alain Erlay : Elle n’est rien d’autre que la légitimité qu’une personne tire d’une place d’exception qu’elle occupe, d’un rôle public qu’elle joue et d’une responsabilité qu’elle assume au nom d’une structure. Il n’y a pas d’institution sans autorité ni d’autorité sans institution. Les deux sont indissociables. Nous en percevons l’enjeu dans le film Habemus Papam de Nani Moretti, où le pape élu, incarné par Michel Piccoli, ne se sent pas digne de ce poste, mettant par là même la puissance religieuse en péril. L’autorité rassemble l’infinie variété des réponses qu’ont forgées les sociétés aux questions vitales de la représentation et de la mise en récit de la vie collective ainsi que de la légitimation des contraintes inhérentes à celle-ci. C’est l’arbitre qui inflige un carton jaune à un joueur responsable d’une grosse faute, l’enseignant qui sanctionne un élève ayant remis une mauvaise copie, le policier qui verbalise un conducteur passé au feu rouge. Ces responsables agissent dans le cadre de leurs fonctions et sont garants du respect des normes communes. Ils n’opèrent pas par intérêt personnel mais pour notre vie ensemble. Le pouvoir qu’ils exercent est normatif, pas asservissant.

Il est pourtant souvent assimilé à la coercition ou à la domination…

Dans la coercition, une personne profite d’un rapport de force pour extorquer quelque chose à une autre. C’est le cas, par exemple, d’un employeur qui procéderait à un chantage à l’emploi afin d’obtenir de son employé un surplus de travail non rémunéré. La domination, quant à elle, permet à certains acteurs de peser sur les termes de l’échange ou de réduire l’espace de discussion, tel le chef d’entreprise qui propose au demandeur d’emploi un salaire de misère. L’obéissance à l’autorité ne revêt, au contraire de la soumission, aucun caractère d’humiliation. Le fait de l’imaginer constitue le signe même d’une crise de l’autorité, qui marque la survenue d’un univers de compétition dans lequel plus personne ne parle au nom de la collectivité. Le « nous » s’est évaporé au profit du « je ». Toute différence devient alors une inégalité. Des abus de pouvoir et des dérives existent, et nul ne peut nier que l’autorité est – ou a été – pour certains l’occasion d’exercer leur tyrannie, qu’elle soit politique, domestique, économique, judiciaire ou religieuse. Mais la fréquence des parents maltraitants n’induit pas qu’il faille récuser toute autorité parentale. Si tout le monde se défausse de ses responsabilités, à l’arrivée, plus personne n’a de comptes à rendre. La contrepartie ne consiste pas en plus de liberté mais en un accroissement de suprématie invisible via les technologies, les algorithmes, les caméras de surveillance, etc.

Comment expliquez-vous la crise de l’autorité à laquelle nous assistons ?

Elle plonge très profondément ses racines dans notre modernité démocratique fondée sur la participation, l’autodétermination, le droit à la parole, l’égalité juridique, l’autonomie. Ces valeurs inclinent par nature à la contestation et cet héritage est très précieux. La crise de l’autorité est à la fois un sérieux problème et une bonne nouvelle car la méfiance est une vertu de la démocratie. Elle suppose que nous ne devons pas prendre pour argent comptant les injonctions et le bon vouloir de nos gouvernants. Il y a une exigence de justification. Nous voulons bien obéir, mais nous voulons comprendre pour quelles raisons. Cela étant, nous sommes passés à une défiance inconditionnelle, voire à de la rancœur, à l’égard des élites en même temps que la société a glissé vers une culture victimaire qui ne cesse de grandir. Sur la scène politique, dans l’entreprise, à l’école ou dans les associations, l’individu prime et les gens exagèrent la responsabilité de l’autorité dans la survenue des moindres malheurs du groupe. Le phénomène est exacerbé par les réseaux sociaux et alimente le discours populiste. Chefs, responsables, parents, tous affrontent une crise de légitimité, non seulement au-dehors mais aussi au plus profond de leur intériorité.

Que voulez-vous dire ?

Ils se sentent illégitimes à leurs propres yeux. Comme s’ils vivaient dans un monde et pensaient dans un autre, avec des questions du genre : « En quoi est-ce que cela me regarde ? », « Pourquoi est-ce que j’interviendrais ? », « Qui suis-je pour imposer ou interdire, au nom de quoi ? », « A quoi bon sanctionner ou perdre mon temps dans un nouveau conflit quand je vois mes enfants sur Internet jusqu’à 2 h du matin ? » Chacun se donne toutes sortes de bonnes excuses pour baisser les bras. Or il revient à l’autorité de protéger l’individu, y compris quelquefois de lui-même, de veiller au respect de ses droits. Aujourd’hui, l’idéologie que l’on trouve dans la famille, partout, est celle du cool et de l’amour pour l’enfant, par exemple. Personne ne peut contester cela, mais aimer un enfant sans condition n’est pas suffisant pour qu’il prenne sa place dans la société. L’autonomie contraint à un apprentissage de la maîtrise de soi, c’est-à-dire à la construction progressive d’un espace psychique qui permet de contrôler ses propres conduites à partir des autres. La limite est libératrice : son absence expose les enfants à davantage de dépression, de conduites addictives ou d’anorexie. En leur répétant à longueur de temps que c’est à eux de décider de ce qui leur convient, on sous-entend que, s’ils échouent, ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes. Comme s’il leur suffisait de regarder en eux-mêmes pour trouver des réponses.

Une autre forme d’autorité est-elle possible ?

Notre livre ne cautionne en aucun cas le retour à une « bonne vieille autorité », comme le proclament certains. Un retour en arrière n’est ni possible ni souhaitable. Néanmoins, quelqu’un doit parler au nom des autres et tout le monde ne peut pas le faire en même temps, au risque que ce soit stérile. C’est un peu ce qui s’est passé avec le mouvement des « gilets jaunes », dont je respecte pour l’essentiel les protestations mais qui, sans véritable porte-parole ni discipline de groupe, s’est condamné à la cacophonie et à l’enlisement. Ce genre de paralysie affecte à des degrés divers de très nombreuses institutions. Il n’est donc d’autre choix que de réinventer l’autorité et de clarifier les limites de l’individualisme. La qualité de l’air en ville ne peut pas être bonne si aucune mesure n’est prise envers les automobilistes. La jeune génération sait bien, semble-t-il, qu’elle est attendue à une place au service de l’intérêt général. D’ailleurs, l’autorité est nécessairement restreinte. L’exercer ne consiste pas seulement à infliger des limites à autrui, mais d’abord à se les imposer à soi-même. Elle ne dépend pas non plus d’un leadership personnel ni d’un talent ou d’une compétence, mais de tiers qui veillent à prévenir toute appropriation et mésusage du pouvoir. Pour l’Etat, ce sont les citoyens.

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