« Les intervenants extérieurs apportent tellement : ils remettent en question nos pratiques, insufflent de la vie à l’établissement et nous permettent de ne pas rester en vase clos, même pour les résidents qui ne sortent pas. » Pour Oriane Thomassin, directrice de la Maison Yersin à Paris, les solliciter n’est pas un luxe, c’est une nécessité, qu’ils soient socio-esthéticienne, sophrologue, art-thérapeute, professeur de gymnastique douce ou encore de tai-chi. Dans cet établissement des Petits Frères des pauvres, composé d’une pension de famille, d’une petite unité de vie et d’une résidence autonomie, les prestataires sont aussi variés que la soixantaine de personnes accueillies, âgées de 50 à 98 ans : si elles ont en commun des situations de précarité et d’isolement, elles ont des envies et des besoins très différents. « On cherche à diversifier au maximum nos propositions pour toucher le plus de résidents possible », expose Oriane Thomassin. Précieux pour le résident, les prestataires le sont autant pour le personnel, qui peut porter un temps son attention sur une autre tâche.
Les intervenants extérieurs ne sont pas choisis au hasard. Ils répondent avant tout aux objectifs du projet d’établissement. Aux Petits Frères des pauvres, les activités mises en place visent à maintenir l’autonomie des personnes et à lutter contre l’isolement. Elles sont donc souvent collectives et tendent à mêler des publics plus ou moins âgés, répartis sur trois types différents d’hébergement. « On s’intéresse à la manière dont les animations proposées peuvent participer à la bonne santé mentale et physique de nos résidents, précise Oriane Thomassin. Notre objectif, même si nous ne sommes pas un établissement de soin, est d’améliorer le bien-être des personnes. » Le recours à une socio-esthéticienne participe de cette ambition. Une fois par semaine, elle prend soin de résidents lors de séances, cette fois, individuelles.
Moins de médicaments
A la résidence Marguerite de Flandres, un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) de Nieppe (Nord), l’animateur et coordinateur Ludovic Bercker sollicite également une socio-esthéticienne, avec des visées bien précises : tendre vers des thérapies non médicamenteuses. « La socio-esthéticienne est une porte d’entrée pour renforcer l’estime de soi. Au même titre que la zoothérapeute qui intervient depuis une dizaine d’années, elle instaure une confiance avec les résidents. L’objectif est identique : entrer en contact, permettre à la personne de se confier si elle le souhaite et parfois à la professionnelle de tirer la sonnette d’alarme si des choses ne vont pas. » A la différence des soignants pris dans le tourbillon du quotidien, ces intervenants bénéficient d’un moment privilégié. Que certains résidents ne voudraient rater pour rien au monde. « Lorsque la zoothérapeute visite les chambres avec son chat ou son chien, la discussion s’engage autour de l’animal, part sur un autre sujet puis y revient lorsqu’on ne sait plus de quoi parler », explique Ludovic Bercker.
De l’occupationnel ? En aucun cas. A Valence d’Agen (Tarn-et-Garonne), le foyer Las Canneles de l’Arseaa (association régionale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de la région toulousaine) accueille une trentaine de personnes handicapées jeunes et vieillissantes. Dès sa création en 1999, elle a noué un partenariat avec Clown en route, un service d’accompagnement à la vie sociale qui propose aux personnes accompagnées de chausser le nez rouge. « Pour nos résidents, le clown est un mode d’expression, en “jeu” et en “je”. Il constitue un espace d’improvisation lors duquel ils se déguisent, créent une véritable mise en scène. Ils deviennent alors quelqu’un d’autre lors d’un instant où le handicap n’existe plus, explique Marie Guiard, éducatrice et référente professionnelle. C’est un véritable espace de liberté pour nos résidents qui, pour une fois, sont détachés du poids de l’institution avec ses devoirs et ses restrictions. »
L’activité est volontairement dispensée hors les murs : les animateurs de Clown en route viennent les chercher le matin pour les ramener le soir. Un moyen de s’affranchir du quotidien du foyer, pour vivre une aventure avec d’autres personnes. « C’est important : chacun a différents cercles de relation, qu’ils soient familial, amical ou professionnel », justifie Marie Guiard qui voit le partenariat comme un vecteur de valorisation et de reconnaissance. « Quand des personnes extérieures prennent du temps avec les résidents, cela n’a pas le même impact qu’avec les équipes habituelles de l’établissement. Ils suscitent alors l’attention de la part d’autrui, se disent : “J’en vaux la peine”, et cela contribue à redorer l’estime d’eux-mêmes. »
Le premier enjeu de la réussite d’une intervention réside dans le recrutement des professionnels. « Le courant doit passer avec les équipes », souligne Gladys Boyer. Avant de devenir art-thérapeute, elle a été pendant vingt ans directrice d’établissements sociaux et médico-sociaux. « On choisissait les intervenants par rapport à leur référence dans le travail avec les enfants. Mais tout dépend ce qu’attend la structure : une intervention pour traiter le symptôme ou pour occuper. » A la Maison Yersin, Oriane Thomassin recrute souvent par connaissance et bouche-à-oreille. « On ne cherche pas un animateur mais une personne à l’écoute des résidents, sans idée préconçue, capable de s’adapter aux situations. »
Second enjeu : l’accueil des intervenants. Il est parfois déterminant. Comédienne de la compagnie Tecem, Caroline de Diesbach propose des déambulations clownesques dans les Ehpad et les services gériatriques des hôpitaux : « Quand l’équipe prend le temps de nous recevoir, on crée du lien avec elle et une interaction peut naître entre intervenant, soignants et personnes âgées. Il suffit qu’une aide-soignante s’assoie à côté de nous pour qu’il se passe quelque chose, qu’on danse tous ensemble. » Mais ce n’est pas toujours le cas, regrette-t-elle. « Le personnel est souvent pressé par le temps. Il faut donner le goûter, faire la pesée d’untel alors que je suis en plein spectacle. Ce n’est pas l’idéal pour le bien-être des personnes. » Avant la crise sanitaire, l’intervenante n’hésitait pas à demander à déjeuner dans l’établissement pour favoriser cette prise de contact et nourrir sa pratique. Mais dans certains secteurs, comme les Ehpad ou les hôpitaux, dans lesquels le personnel manque de temps, l’accueil reste souvent une épine dans le pied des intervenants. « Il faut alors être flexible et se débrouiller seul », reconnaît Gladys Boyer, qui évoque des collègues art-thérapeutes en souffrance, face à des équipes qui les ignorent, et négligent les transmissions d’informations.
Ne pas institutionnaliser
Troisième enjeu, enfin : les formes du partenariat. Gladys Boyer noue des relations étroites avec les équipes. Elle travaille sur indication thérapeutique du médecin, du psychologue ou de l’équipe du service. Elle a accès au dossier des usagers, crée des grilles d’évaluation en fonction de chaque enfant afin de réaliser des bilans individuels. Et elle débriefe régulièrement avec les services. Comme avec ce Sessad (service d’éducation spéciale et de soins à domicile) : sur une intervention en groupe d’une heure et demie, menée en binôme avec la psychologue, elle prend 30 minutes pour dresser un bilan. « Il est essentiel d’avoir des temps d’échange. Sinon, ça ne sert à rien : l’intervention doit bénéficier à l’usager mais aussi aux professionnels, que l’on doit pouvoir faire avancer sur certaines situations. »
Mais toutes les interventions n’exigent pas les mêmes transmissions d’informations. Aux Petits Frères des pauvres, les retours se font souvent oralement avec l’animatrice. « On communique les informations nécessaires au cours de l’atelier : une personne n’est pas en forme ou est susceptible d’être agressive… Mais les intervenants ne sont pas davantage associés. Ils n’ont pas accès au dossier des résidents, parce qu’on est méfiant sur le partage des données mais aussi pour conserver un regard neutre. Ils ne participent pas non plus aux réunions, explique Oriane Thomassin. Nous ne voulons pas institutionnaliser les prestataires : il est important de ne pas figer les choses et de maintenir la spontanéité et la fraîcheur de leur intervention. » Pas plus de « réunionite » ni d’excès de protocole à l’Ehpad de Nieppe. « On a eu cette tendance. Aujourd’hui, elle diminue et c’est tant mieux, souligne Ludovic Bercker. Le personnel est rare dans nos résidences. Si un intervenant a deux heures, autant qu’il les consacre aux résidents. » Si les transmissions sont essentielles, elles se font de manière informelle. Comme au foyer Las Canneles. « Le dialogue avec Clown en route nous aide à construire le projet personnalisé de la personne. Il peut déboucher sur un axe de travail, un point de vigilance. » Car c’est bien toute l’essence des interventions : apporter un autre regard. Un souffle. Une respiration dans le quotidien.
L’argent, nerf de l’intervention
C’est souvent un point crucial : trouver les financements. Aux Petits Frères des pauvres, le forfait autonomie mis en place par la conférence des financeurs a permis de diversifier l’offre d’activités. Il est complété par les budgets « animations » du conseil départemental ou de l’Etat pour la pension de famille. Les intervenants, eux, doivent parfois faire des concessions. « J’enlève souvent un zéro par rapport à la vente d’un spectacle en théâtre », explique Caroline de Diesbach. Pour certains projets ambitieux, la comédienne a recours au financement participatif pour compléter des financements croisés. Si elle travaille par passion auprès des personnes âgées, elle aimerait pouvoir pérenniser davantage ses actions. « Beaucoup d’Ehpad sont dans une forme de consommation d’animations, réalisées par des amateurs aux tarifs moins élevés. »