« Quand on se prostitue à 16, à 18 ou à 20 ans, existe-t-il vraiment une grande différence dans la réalité, dans l’approche, dans l’accompagnement ? » s’interroge Joana Manciaux. La trentenaire mère de trois enfants veut aujourd’hui sensibiliser les travailleurs sociaux sur les failles qui ont parsemé son parcours. A l’instar de nombreux jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance (ASE), elle s’est trouvée particulièrement vulnérable après avoir quitté le giron des institutions, en étant confrontée à une grande précarité. « A un moment donné, je n’avais plus rien pour manger. Quand un homme me proposait 50 € pour une heure, je les prenais parce que cela me permettait de manger pendant la semaine. Quand on me proposait d’être hébergée, cela me permettait d’avoir un toit au-dessus de ma tête, une situation de repli, un endroit pour dormir, me laver. »
Mais les difficultés financières n’expliquent pas à elles seules son inscription sur les sites de rencontres. « Après avoir été agressée par une dizaine de jeunes adultes dans une ruelle, je suis passée par un gros cap de dépression. Ensuite, je me suis dit : “Puisque tout le monde a abusé de mon corps, autant que j’en dispose moi-même comme je le souhaite en monnayant quelque chose en retour.” Comme si mon corps était un objet. » Une volonté de prendre le contrôle liée à un besoin de reconnaissance. « Je ne m’accordais aucune valeur. Je cherchais celle qu’on allait m’octroyer. Si on m’“offre” un téléphone, c’est un cadeau que l’on me fait. Je suis importante pour quelqu’un, même si c’est une demi-heure, une heure, une journée, une semaine. Après la rupture de mon contrat jeune majeur et le manque d’argent, cela s’est accentué. » Au cours de cette « phase compliquée », Joana Manciaux a connu sa première grossesse. « A ce moment-là, j’ai décidé de reprendre ma vie en main car j’avais la responsabilité d’une vie plus importante que la mienne », raconte-t-elle. S’est ensuivi un « énorme travail de reconstruction pour ne pas reproduire les schémas familiaux ».
Tour à tour médiatrice sociale, conseillère en insertion professionnelle, éducatrice en lieu de vie, la jeune femme est aujourd’hui très active dans le domaine social. Et compte lancer dans les prochains mois des ateliers destinés à accompagner dans son département les aidants dans leur compréhension des traumatismes rencontrés par les jeunes à la suite d’abus sexuels. « Combien d’adultes de tous horizons vont parler aisément, comme je viens de le faire, de sexualité, de libertinage, de polyamour ? Très peu de personnes l’assument. C’est déjà compliqué de l’aborder avec ses propres enfants, alors comment faire face à des adolescents aux parcours lourds, pour certains maltraités, attouchés, abusés, violés ? Les professionnels ne sont pas formés à cela. Et c’est là où nous échouons. Les jeunes garçons et filles n’attendent que cela. Et il ne faut pas être mal à l’aise. »
Hébergée de ses 18 mois à ses 13 ans dans une famille d’accueil qu’elle décrit comme « maltraitante », Joana Manciaux se souvient d’une enfance en proie à de profondes carences affectives. « En protection de l’enfance, on vous prend rarement dans les bras pour vous faire un câlin. Vous avez rarement cette notion d’affection et d’amour », raconte-t-elle. En parallèle, de forts soupçons d’abus sexuels pesaient sur son beau-père, sans qu’elle ne se souvienne d’un quelconque suivi. « J’étais une enfant dite “docile et silencieuse”. Je n’ai jamais dénoncé par souci de loyauté. Il y a eu des rapports écrits mais je ne parlais pas. Des années plus tard, j’ai voulu savoir pourquoi le conseil départemental n’avait rien fait, pourquoi on ne m’avait jamais envoyé consulter un psychologue. A l’adolescence non plus, personne n’est venu me voir pour savoir comment je vivais la relation amoureuse. Jamais, à aucun moment ! » Faute d’un quelconque travail de reconstruction et victime des années plus tard d’une autre agression, Joana Manciaux se souvient de sa relation très complexe à son corps : « Je suis tombée dans l’obésité. Je voulais me rendre difforme et immonde pour que l’on ne me touche plus ni que l’on m’agresse. Mais en même temps j’avais besoin de ce sentiment, très paradoxal, d’être aimée. »