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“Les personnes handicapées ? Un facteur de changement”

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Selon ce spécialiste de l’altérité, les personnes handicapées développent une manière personnelle d’être au monde et doivent devenir les acteurs d’une société qui ne laisse personne de côté.
Pourquoi utilisez-vous l’expression de « condition handicapée » ?

Nous avons l’habitude d’essentialiser les personnes handicapées ou, la plupart du temps, de les définir en les assignant à des places bien déterminées et des positions d’infériorité ou de soumission par rapport aux personnes dites « valides ». Le mot « condi­tion » permet de voir les choses autrement. Il n’enferme pas dans un statut, un état définitif, encore moins dans une nature. Il désigne ce qui détermine un groupe dans une situation historique donnée, comme cela a été le cas pour la condition ouvrière, mais aussi les transformations qui permettent d’y échapper. J’ai relu les récits de vie de personnes handicapées ou de leurs familles pour analyser comment elles-mêmes décrivent ces conditionnements, et je me suis aperçu qu’il fallait penser les situations avec des strates différentes. La sidération, d’abord, face au handicap de naissance ou acquis. Après l’effondrement, une autre vie se profile, celle d’un redressement, d’une force. Sauf quand le handicap submerge, cette double expérience de la souffrance et de l’épanouissement apparaît dans tous les écrits. Cette nouvelle vie est toujours reliée à l’ancienne vie, réelle ou imaginée, que j’ai appelée la « vie hantée ».

De quelle manière la notion de « handicap » a-t-elle évolué ?

Elle varie selon les continents. En France, le tournant majeur se situe autour des invalides de guerre et de la hausse des accidents du travail. A partir de là, les handicapés ont représenté non seulement une masse considérable mais leurs dommages corporels étaient exogènes. Cela a complètement socialisé la question du handicap et obligé la puissance publique à intervenir pour allouer des compensations et des aides. En même temps, un contraste s’est creusé entre la perception des personnes concernées, qui entendent à travers le mot « handicap » leur stigmatisation comme déficientes, et l’adoption de ce terme par le législateur au prix d’une nouvelle assignation. Et si certains le prennent comme une catégorie administrative n’ayant pas grand-chose à voir avec leur combat pour vivre ou survivre, d’autres rejettent ce terme, synonyme de manque ou de défaut. Il renvoie particulièrement à la loi de 1975 qui, en imposant l’étiquette « handicapé », met des personnes dans une catégorie « à part » sans tenir compte de leur autre manière d’être au monde.

Est-il convenable de parler de personnes « en situation de handicap » ?

Je récuse la valeur de toutes ces nouvelles appellations. Non pas qu’elles n’aient pas d’intérêt, mais toutes sont insuffisantes. C’est pourquoi je recours davantage à la question de la condition pour montrer qu’il n’y a pas de désignation adéquate. Les personnes ne sont pas toujours en situation de handicap même si elles ont une déficience. Cela peut donc ne pas valoir. Ou alors cela vaut pour tout le monde et ne désigne plus rien : une personne âgée qui ne peut plus monter ses escaliers est en situation de handicap. De la même manière, le mot « inclusion » est un fourre-tout. Souvent, on remet dans ce terme ce qu’autrefois on appelait l’intégration. C’est-à-dire le fait d’accepter que quelqu’un ayant une différence physique, mentale ou psychique puisse aller à l’école, travailler, etc. Je préfère parler de « société inclusive », où l’on cherche à savoir non pas comment un individu handicapé va participer au régime commun mais comment les établissements scolaires, les entreprises, les transports, les règlementations publiques vont se transformer pour accueillir toutes les différences. C’est vers cet horizon, qui consiste à prendre les choses non du côté de l’individu mais de celui de la société, donc d’abord des « dits valides », que nous devons tendre. La société inclusive est une société sans privilèges et sans exclusions. Les personnes handicapées peuvent nous permettre de franchir un pas supplémentaire, celui où les agents sociaux sont les facteurs de changement.

Justement, les personnes handicapées pèsent-elles dans le débat public ?

Les droits, les dispositifs, les dispositions les concernant émanent essentiellement des valides, qui imposent la règle du jeu. Mais ce qui est nouveau ces dernières années, c’est que les personnes handicapées prennent de plus en plus la parole. Elles veulent devenir des interlocutrices reconnues. Nous ne pouvons plus nous passer de leur point de vue. Elles doivent participer à tous les débats sociaux. Je compare cette émergence à l’histoire des femmes, qui ont été convoquées elles aussi à donner leur opinion. Personne mieux que les handicapés – et il en va de même pour bien d’autres catégories de minorités – ne sait ce que devrait être une société inclusive. Etre présent partout où se décident les orientations et les politiques sociales, c’est tourner le dos, radicalement, au mouvement qui part toujours du haut vers les populations en difficulté. Nous sommes loin du compte. La France est en retard, mais c’est vrai aussi des pays les plus avancés dans le domaine de l’accessibilité. Pour l’heure, à travers les dispositifs mis en place, il s’agit plus de gérer une population que de prendre en compte les personnes dans leur globalité. Finalement, le mot « handicap » est un piège pervers car il permet d’établir une identité. Les gens disent : « C’est un handicapé », avec tous les stéréotypes et le misérabilisme qui s’y rapportent souvent.

En même temps, il est important que les personnes handicapées aient des droits…

Bien évidemment, je ne jette pas le discrédit sur ce point. Mais ce qui intéresse les pouvoirs publics est que ces personnes aient des droits comme tout le monde et, à la limite, qu’elles disparaissent en tant que personnes handicapées. Ce grand mouvement d’effacement est le revers de la médaille. Les personnes handicapées, qui se sont battues pour ces droits qui méritent encore d’être développés, ne veulent plus être enfermées dans cette entité juridique, dans des rôles prescrits par les autres. On observe dans leurs témoignages qu’elles ne s’arrêtent pas là et ne veulent pas être que des bénéficiaires, mais souhaitent construire autour d’elles une société qui les accepte. La condition handicapée devient rapidement une condition militante. Réduire le handicap à une limitation, réduire la capacité à des aspects techniques, même si certains peuvent être très intéressants, c’est réduire l’humanité. Il ne faut pas franchir la ligne rouge du transhumanisme où les personnes handicapées deviendront des espèces de robots supérieurs, privés de leurs capabilités et finalement de leur liberté. Aucun être humain n’est semblable à un autre, l’individualité doit être respectée car chacun est unique. Par son existence même, une personne handicapée apporte à l’humanité. C’est une personne capable.

Chercheur

en anthropologie historique de l’infirmité au laboratoire Identités, cultures, territoires à l’université Paris-Diderot et cofondateur de Alter, « European Journal of Disability Research », Henri-Jacques Stiker est l’auteur de Comprendre la condition handicapée (éd. érès, 2021).

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