« Jamais de sucre dans la pâte à chou, Sinon ça caramélise à la cuisson. » « Je mets combien d’oignons, chef ? » « Chef ! C’est la livraison ! » Du beurre crépite. Une odeur monte, légèrement acide, de chou vert qui réduit. Il est 8 h 30, un lundi matin ordinaire. A droite, devant le plan de travail ; à gauche, penchés sur une plaque de cuisson ; dans la salle de restaurant, un chiffon en main pour nettoyer plateaux et couverts… David, Oualid, Teddy, Christophe et Jonathan s’affairent, pilotés par Henri Franch, leur formateur, qui leur a attribué leurs missions du jour. Détenus à la maison d’arrêt de Nice (Alpes-Maritimes), ils composent la première promotion de la structure d’insertion par l’activité économique (SIAE) de ce centre de détention. L’Assiette bleue se situe à l’entrée de l’établissement, lui-même implanté au cœur de la ville. Ce restaurant d’application, unique à ce jour dans le milieu carcéral, a ouvert ses portes en septembre dernier et compte parmi les premières SIAE créées en établissement pénitentiaire, après l’expérimentation menée pendant quatre ans dans sept prisons françaises (voir encadré page 24).
« Le mess était fermé depuis dix ans, raconte Jean-François Désire, directeur de l’établissement. Les professionnels pique-niquaient comme ils pouvaient. Je suis soucieux de la qualité de vie au travail. J’avais promis qu’il y aurait un nouvel espace de restauration. » Il n’obtient pas de l’administration pénitentiaire les dotations d’investissement nécessaires à la rénovation des locaux pour ouvrir une cantine classique. En revanche, en créant une SIAE, il reçoit 54 000 €, subvention accordée pour une moitié par l’administration pénitentiaire et, pour l’autre, par la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte). « Trouver les fonds n’a pas été le plus compliqué », indique Patrick Deniaud, responsable administratif et financier. Une convention a ensuite été signée avec le Forum Jorge François, gestionnaire de chantiers d’insertion, pour faire fonctionner ce mess. Et il a fallu vaincre les réticences de certains partenaires sociaux : « Le fantasme d’un risque de dérapage existe toujours », commente Jean-François Désire. Il s’agit selon lui d’un faux problème, des détenus intervenant de toute façon dans le fonctionnement des services de restauration de nombreux centres pénitentiaires sans que cela s’inscrive dans une démarche de SIAE.
Les personnes incarcérées retenues préparent un certificat de qualification professionnelle (CQP), attestation conçue et reconnue par la branche, qui valide après examen par un jury le fait qu’elles disposent des compétences nécessaires à l’exercice d’un métier – en l’occurrence, celui de commis de cuisine. Le cursus comprend 200 heures d’apprentissage théorique (hygiène, types de cuisson, etc.) ainsi que l’enseignement pratique reçu dans le restaurant d’application. Au total, les détenus travaillent 30 heures par semaine. « Les entrées et les sorties sont permanentes. De plus, tous n’arrivent pas avec le même niveau. Aussi proposons-nous des formations tout à fait individualisées, sans constituer de brigades », ajoute Martin Pourbaix, directeur du Forum Jorge François, qui gère trois chantiers d’insertion (un restaurant solidaire en ville, une légumerie au marché international de Nice et le mess de la maison d’arrêt de Nice). « Notre métier consiste à ce qu’ils deviennent employables à la sortie. Il y a du potentiel dans la région. Reste à ce qu’ils aient envie. » Pour lever les freins à l’emploi, chacun est suivi à la fois par un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) et par un conseiller d’insertion professionnelle du chantier d’insertion. De plus, trois entretiens jalonnent leur formation : à son début, au milieu et à son terme, lors du passage du jury. « Quelle que soit la suite pour chacun d’entre eux, ils auront réappris des règles de savoir-être, à travailler ensemble, et cela leur sera toujours utile », affirme Martin Pourbaix.
A Nice, seuls cinq hommes peuvent bénéficier simultanément de cet accompagnement. Un effectif dimensionné aux besoins en fonction du nombre de repas à composer, et qui répond au choix de ne pas composer d’équipes mixtes avec les femmes détenues. Autre contrainte : ces hommes doivent conserver une durée de détention d’environ un an, à la fois pour que ce cursus les prépare réellement à la sortie et pour qu’ils disposent du temps nécessaire au suivi de la formation dans sa globalité. A l’image de David, 35 ans, qui a rejoint l’équipe en avril alors qu’il avait repéré cette possibilité dès son entrée, en octobre 2020. Affecté ce jour à la plonge pour laisser la priorité en cuisine à ceux examinés en juin par le jury, il confie vouloir créer un food-truck avec sa compagne lorsqu’il sortira : « Depuis tout petit, je cuisine. J’ai aussi été serveur dans un resto semi-gastro. Avant cette dernière incarcération, j’étais à l’école de Thierry Marx. » Père d’une fille de 5 ans et d’un garçon de 9 mois, il a déjà été incarcéré treize ans au cours de sa vie. Teddy, 45 ans, veut lui aussi devenir cuisinier à la sortie, au plus tard en novembre prochain. Comme Jonathan et Oualid, il a affronté le jury le 25 juin et, comme eux, le jour où nous le rencontrons, cette perspective le stresse.
Teddy prépare le veau Maringo. A ses côtés, Jonathan s’active sur les feuilletés à la saucisse. Et, derrière, Oualid peaufine crème pâtissière et choux pour confectionner les salambos. « Teddy, ajoute quatre tomates fraîches. » « Alors, on la cuit à quelle température, Oualid, cette pâte à choux ? » « Je dirais entre 160 et 180 degrés. Je mets donc 170 ? » « Bien. Souviens-toi, tu ne peux pas ouvrir le four, sinon elle tombe. Alors le meilleur indicateur de cuisson, c’est la couleur, il ne doit plus rester de blanc. » Henri Franch explique : « Je commence toujours par leur enseigner la pâte à choux parce que c’est spectaculaire, et que ça met l’élève en situation de réussite. » Empreinte de respect, l’ambiance s’avère aussi paisible, détendue. Les détenus plaisantent facilement leur formateur lorsque son Nokia, préhistorique à leurs yeux, retentit dans un coin. On se parle beaucoup, mais sans jamais élever la voix. Seul le talkie-walkie du « chef » crachote en guise de rappel que l’on se trouve en détention. « Chef ! » « S’il vous plaît ! »
Sans cesse interpellé par ses élèves, Henri Franch pose son œil partout à la fois. Il tutoie des hommes qui le vouvoient. Personne ne semble s’en offusquer. Interrogé à ce sujet, lui dit simplement recourir au « tu » quand une connivence s’installe et que cela lui permet de mieux transmettre ses connaissances. Or, partager, entraîner derrière lui, c’est ce qu’il aime depuis toujours : « J’ai constamment baigné dans le tissu associatif, en organisant des manifestations sportives, des concerts… Et depuis dix ans, après avoir été cuisinier, je suis formateur dans des SIAE. » Malgré tout, un échec peut survenir. Comme cette procédure disciplinaire qu’il a fallu engager à l’encontre de l’un des hommes accueillis au début de ce chantier d’insertion, et que Teddy a remplacé en décembre.
A 9 h 30, l’effervescence baisse d’un cran. La pâte à choux lève, le veau mijote. Tout sera prêt dans les délais impartis, lorsque les premiers convives viendront prendre un plateau, à partir de 11 h 30.
Les différents partenaires s’en félicitent : ce restaurant d’application a pu naître grâce à leur coopération. Une conseillère d’insertion professionnelle du Forum Jorge François établit le lien avec le centre de détention, un directeur d’établissement veut ouvrir un nouveau mess, l’administration pénitentiaire pousse au développement de l’insertion par l’activité économique (IAE). Pour autant, le dispositif peut encore se perfectionner. D’abord, ses moyens financiers ne lui permettent pas de s’approvisionner en circuit court : les achats sont réalisés au marché international de Nice. Ensuite, les détenus ne sont pas considérés comme des salariés à part entière, percevant chacun une indemnité de 622 € brut (525 € net). Au dehors, les personnes suivies par une SIAE sont rémunérées au Smic et disposent d’une mutuelle… Cette situation engendre aussi un surcoût pour le chantier d’insertion, qui doit lui-même trouver les fonds pour leur formation. Enfin, une fois sortis ces publics accompagnés, rien ne garantit au chantier d’insertion qu’il pourra garder le contact avec eux. « On plante une graine, commente Martin Pourbaix. Pour certains, elle éclot très vite, ils viennent nous voir en sortant. Pour d’autres, c’est plus long. Mais tous savent qu’on est là, comme une bouée, et qu’ils peuvent toujours nous solliciter. » Même au-delà des six mois pour lesquels ce suivi est financé.
Les premiers convives arrivent. « Un repas complet s’il vous plaît. » Ils paient avec une carte préchargée. Aucune espèce ne circule. Plateau en main, ils s’installent, le plus souvent dehors, au soleil. « Moi, je viens tous les jours, sauf quand il y a du poisson. C’est toujours bon ! En plus, on leur offre une vraie insertion, on leur donne un truc à la sortie », se félicite un surveillant habitué de ce nouvel espace de restauration. De quoi aussi regonfler l’estime de soi des détenus concernés. « On les remercie, un mot plutôt absent de l’univers carcéral habituellement », fait observer Anne Gourrier, directrice départementale du service pénitentiaire d’insertion et de probation.
Après quatre ans d’expérimentation dans sept établissements, l’administration pénitentiaire a réalisé en 2020 un premier bilan de l’utilité de l’IAE pour la réinsertion des personnes placées sous main de justice. « Cela permet un accompagnement global, social et professionnel, du détenu, décrypte Chloé Cahuzac, référente orientation et formation professionnelle IAE à l’agence du travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle (Atigip). Un travail sur la levée des freins sociaux et périphériques est ainsi effectué. » Un atout pour les détenus les plus éloignés de l’emploi. Autre bienfait, selon elle : l’élaboration d’un projet professionnel qui perdure hors de la prison. Toutefois, les conditions matérielles et logistiques d’organisation d’une SIAE en prison peuvent s’avèrer complexes, admet-elle, observant que l’appui sur une structure extérieure, tel le Forum Jorge François, permet de trouver plus aisément un équilibre économique. Le ministère de la Justice affiche la volonté de doubler d’ici à 2021 le nombre de SIAE en détention, pour atteindre une vingtaine de structures. Reste à mobiliser les moyens nécessaires, pour que la quantité ne nuise pas à la qualité des accompagnements.