« Au Centre hospitalier régional d’Orléans, nous intervenons en Cancérologie depuis plusieurs années. C’est un choix, un projet professionnel abouti grâce à des formations (soins palliatifs, psycho-oncologie). C’est l’approche pluridisciplinaire qui nous motive à accompagner les patients, parfois dans des situations psycho-sociales complexes.
Au travers d’une vignette clinique hors du commun, nous vous proposons une immersion dans notre quotidien pour mettre en exergue la force de l’interdisciplinarité face à l’inéluctable.
O., âgé de 25 ans, est marocain, en France depuis trois mois lorsque nous le rencontrons pour la première fois au centre hospitalier régional (CHR) d’Orléans. Il est originaire d’une campagne où les soins sont difficilement accessibles, ce qui complique l’observance. Il devait prendre plusieurs bus avant d’arriver à Rabat [capitale du Maroc] où il recevait sa chimiothérapie, à plusieurs centaines de kilomètres de chez lui. O. décide de venir, seul, en France dans l’espoir de bénéficier de meilleurs traitements, de chances de vie. Au CHR les médecins, après évaluation de son état, déclarent qu’il n’y a plus rien à faire, et qu’il peut retourner au Maroc. Son état s’est dégradé. Il est annoncé “en fin de vie”. O. demande à rencontrer l’assistante sociale, et accepte de consulter la psychologue. Chacune de nous se présente à lui, il nous relate son parcours.
Il décide de venir en France, pour ses soins, avec l’espoir de “guérir”. Ses parents et sa sœur âgée de 20 ans vivent au Maroc. Il est très proche de sa famille qui est en situation sociale précaire. Il évoque les siens avec émotions. Malgré l’annonce des médecins de l’arrêt des soins curatifs, O. décide de rester en France bien qu’il soit isolé dans un pays qu’il ne connaît pas. Il garde espoir, il sait que de là où il vient il ne pourra pas bénéficier des traitements antalgiques et il ne veut pas que sa mère le voie mourir. Nous menons, comme auprès de chaque patient, une évaluation psycho-sociale de sa situation : à quels droits peut-il prétendre ? Nous échangeons aussi avec lui sur ses attentes, ses projets. En effet, chaque patient est avant tout un être humain, avec des désirs, c’est ce qui anime chacun d’entre nous, c’est ce qui nous rend sujet. La relation de confiance s’instaure et O. nous dit vouloir revoir son père et sa sœur, sans retourner dans son pays.
Sur le plan administratif, au cœur du travail social, les démarches effectuées concernent sa couverture santé, afin que tous ses soins soient pris en charge par la caisse primaire d’assurance maladie. Celles-ci aboutissent à une ouverture de droits.
Sur le plan humain, O. nous confie une mission implicite : faire venir sa famille. Il fait preuve de pudeur, mais aussi d’une volonté de ne pas “baisser les bras”, nous nous donnons l’objectif de mettre en œuvre les moyens pour que ce projet aboutisse, qu’il revoie ses proches avant de mourir. Sa famille demande un visa auprès du consulat de France. Les semaines passent sans réponse des autorités françaises.
L’état d’O. se dégrade encore, seules les transfusions associées aux antalgiques permettent de le maintenir en vie. Les médecins échangent régulièrement entre eux, demandent l’avis de l’équipe mobile de soins palliatifs et s’accordent à poursuivre les transfusions, avec l’espoir que la famille arrive à temps. O. partage avec nous sa crainte de ne pas les revoir, tout en gardant espoir. Et son espoir devient le nôtre, bien que nous sachions qu’il risque de décéder à tout moment et que le temps, son temps, est compté.
En cancérologie, il est important que le patient fasse des projets qui lui sont propres, qui le soutiennent au-delà parfois de tous les soins qui lui sont apportés.
O. nous fait part de sa foi, de ses croyances. Celles-ci lui permettent de donner du sens aux épreuves qu’il affronte, à la maladie, à la mort. Il accepte de rencontrer l’aumônier de sa confession. Ses moments sont des temps de réflexion, de spiritualité. En cancérologie, l’approche spirituelle est un soin de “support”.
Les démarches administratives entreprises restent sans réponse, nous décidons alors de contacter le consulat de France au Maroc pour appuyer la demande de visa de la famille d’O. Le consulat nous précise que les délais d’étude des demandes sont longs, aucune exception ne semble envisageable.
Les jours passent, l’attente d’O. est toujours présente et son désir encore plus fort. Notre souhait de l’accompagner en ce sens est d’autant plus grand. Il devient même proportionnel à son désir.
Nous pensons contacter le préfet pour lui demander une intervention auprès des services consulaires. Finalement, nous nous adressons directement à la présidence de la République.
C’était un vendredi. Un agent du ministère de la Santé, attentif à la situation, nous demande de lui transmettre un mail explicatif. L’espoir renaît. L’équipe soignante, épuisée émotionnellement par cette situation du fait du jeune âge du patient, est informée du rebondissement et retrouve du sens aux soins prodigués.
Evidemment, nous prévenons O. de cette nouvelle. Il sourit et nous remercie. Nous restons confiantes.
Le lundi, nous contactons le consulat de France au Maroc qui instruit la demande de visa. Le consul nous explique avoir reçu des injonctions de la part du ministère français de la Santé : un laissez-passer est attribué ce matin-là au père et à la sœur de O.
A ce moment, nous ressentons une réelle satisfaction de l’aboutissement de ce travail et l’annonçons aussitôt à O. Enfin il va pouvoir retrouver les siens. Il est apaisé, rassuré.
Nous contactons sa famille : son père et sa sœur arrivent le soir-même en France. O. est heureux de cette nouvelle, bien qu’épuisé de lutter contre la maladie.
En concertation avec les médecins, la cadre de santé, les soignants, nous, assistante sociale et psychologue, tenons à être présentes à leur arrivée au CHR pour les accueillir et les préparer aux retrouvailles. En effet, O. a changé, les stigmates de la maladie sont très présents.
L’association qui a soutenu le jeune O. en lui rendant régulièrement visite se propose d’accueillir sa famille à l’aéroport et de l’accompagner jusqu’à lui. Elle assurera également l’hébergement de la famille le temps de son séjour en France.
Vers minuit, nous trépignons devant l’hôpital. La famille arrive enfin. Le père et la sœur viennent vers nous chaleureusement et nous remercient “pour tout”. Nous partageons un temps d’écoute, d’échange. Puis nous les accompagnons jusqu’à la chambre d’O. Les retrouvailles ont été émouvantes.
O. est mort deux semaines plus tard.
Les réflexions pluridisciplinaires ont favorisé ce travail, cet accompagnement, cet aboutissement. L’interdisciplinarité permet de coordonner les divers champs qui interagissent autour du patient.
Cette situation a marqué les soignants. Elle est l’exemple qu’en cancérologie, et notamment face à un patient “étiqueté” médicalement en fin de vie, les notions de “désir” et de “projet” sont toujours présentes. Il nous appartient d’accompagner le patient en ce sens, en favorisant l’écoute, la réflexion et la mise en place de moyens.
Auprès des patients qui vivent des situations extrêmes, nous nous devons d’être créatifs dans nos modalités d’intervention, tout en respectant un cadre professionnel. En l’occurrence, c’est l’espoir de ce patient qui a permis cette créativité professionnelle, au-delà du cadre classique d’intervention. »
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