Si on essaie d’objectiver le phénomène par les données judiciaires et policières dont on dispose ou les enquêtes de victimation, la réponse est « non ». Tous les indicateurs sont plutôt constants, mais il faudrait nuancer en fonction des territoires. On ne raisonne pas sur une année ou deux mais sur des tendances longues. En revanche, il y a une sorte de mini-panique à l’égard de certains agissements juvéniles qui peuvent être très brutaux. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Le mot « violence » recouvre des situations si différentes les unes des autres qu’il ne veut plus rien dire. Toutefois, il est vrai que dans certains endroits, les trafics et les réseaux de deal se sont professionnalisés au point d’être hyperconcurrentiels. Ils recrutent et enrôlent des jeunes de plus en plus tôt et constituent quasiment le premier employeur du quartier ou de la cité, faute d’alternative. Aujourd’hui, les réseaux se sont disséminés, ils existent à l’échelle d’une tour d’immeuble, d’un croisement de rues. Cela génère des conflits qui peuvent être meurtriers.
Les réseaux sociaux sont un amplificateur de la conflictualité adolescente comme de leurs rencontres. C’est par leur biais que les jeunes se parlent, deviennent amis, amoureux… Ils peuvent s’y dire leurs premiers mots de haine comme leurs premiers mots d’amour. Ils produisent un effet démultiplicateur évident et un effet de saturation tant ils prennent de la place. Certains jeunes n’ont pas beaucoup d’autres espaces où ils peuvent échapper aux tensions, au harcèlement, aussi bien qu’aux amitiés, aux flirts, aux échanges, à la violence qui peut surgir… Sans parents, professionnels ou autres adultes autour d’eux qui leur proposent des activités, les sortent du quartier, le réseau social peut être leur unique outil de sociabilisation avec les risques qu’il comporte. La moindre peccadille peut prendre des proportions démesurées et les adolescents sont pris dans une escalade qui les dépasse et qui, si elle ne s’arrête pas, peut aller jusqu’à la mort. Même si c’est très rare.
Là aussi, le mot est trop ample par rapport à la diversité des phénomènes qu’il peut recouvrir. Si on pense « radicalisation à caractère violent », il y a eu des départs vers la Syrie ou les zones de combat mais les choses se sont apaisées. Cependant, dans certains territoires, l’islam est devenu une sorte de marqueur et de référent. Mais ce n’est pas parce que cette religion prend de la place qu’elle entraîne automatiquement de la violence. La radicalisation peut signifier la recherche d’un chemin différent, une façon de retrouver une dignité personnelle, une forme de réassurance sociale. Les politiques publiques destinées à résorber les écarts avec les normes sociales sur ces territoires où vivent des populations particulièrement défavorisées sont à la peine. Les inégalités se sont exacerbées et la précarité a augmenté. Forcément, certains jeunes s’éloignent des normes, se tournent vers l’économie de la débrouille et se sentent victimes d’une société qui les rejette.
Tous les professionnels de proximité ont un rôle à jouer. Le problème est qu’il en manque cruellement. C’est aussi vrai des éducateurs de prévention spécialisée que de tous les travailleurs sociaux, des animateurs sportifs… Or, ce que l’on observe depuis des années, et cela ne s’est pas arrangé avec la crise sanitaire, c’est plutôt un retrait de ces professionnels, une diminution des moyens, parfois des réflexes de protection à l’égard de ces publics car c’est de plus en plus difficile. Lorsqu’un centre social développe des activités et met en place des actions, cela va tout de suite mieux. Les dispositifs de la politique de la ville sont parfaitement décrits sur le papier et dans les discours mais, paradoxalement, les professionnels qui les incarnent auprès des jeunes se comptent souvent sur les doigts d’une main. Ce sont des métiers complexes, mal rémunérés, peu gratifiants, usants… Les éducateurs de prévention spécialisée sont pugnaces mais ils ont peu de ressources à leur disposition. Il y a quelquefois un seul éducateur pour plusieurs centaines de jeunes. Pourtant, quand ils interviennent quotidiennement, les tensions s’apaisent et il n’est pas besoin d’inventer des choses compliquées.
La plupart des habitants des quartiers aspirent à vivre tranquillement, il y a des pères, des mères, la majorité des enfants vont à l’école. Certains parents peuvent finir par baisser les bras quand ils n’ont pas d’emploi, ou quand des mères seules travaillent trois heures à tel endroit, puis ont ensuite deux heures de transport et qu’elles ont plusieurs enfants à la maison. Et encore, je trouve qu’elles sont plutôt méritantes. Sauf cas très particuliers, je ne connais aucune mère qui ne se fait pas de souci pour son enfant, qui n’a pas envie qu’il rentre à l’heure et qu’il réussisse. Nous ne sommes pas tous égaux en matière d’autorité parentale. Elle ne tombe pas du ciel. Les familles y font face dans la mesure de leurs moyens et de leurs capacités. D’ailleurs, beaucoup de parents appellent à l’aide. Du reste, trop d’adolescents sont mis en responsabilité à des âges où ils ne devraient pas l’être. Et quand les parents font défaut, il faut les soutenir. Ce n’est pas en les menaçant de diverses contraintes que cela s’améliorera. Un même scénario se répète à chaque fait violent – ou avant une échéance électorale importante : le ministre de l’Intérieur se rend dans un quartier, entouré de gardes du corps, d’officiels, de journalistes, de quelques associatifs et de quelques habitants. Il reste environ une heure, promet une augmentation des effectifs – souvent après les avoir dégraissé –, clame qu’il va s’occuper du problème, puis il repart. Et après ?