Le mercure grimpe sans faillir sur les dalles de la cité, enveloppant ses rares passants dans une douce torpeur. Ce mercredi, tout est calme dans le quartier des Lochères à Sarcelles. Romuald(1) raconte son oral du brevet des collèges : après le stress, la détente. Le matin même, les deux éducatrices du secteur avaient organisé un petit déjeuner sur la place pour faire réviser quelques collégiens avant l’heure H. Cet après-midi, elles sont revenues partager un goûter avec une dizaine de jeunes réunis sur les marches de l’école Anatole-France. En famille, ou presque. Aïcha Trabelsi travaille depuis près de dix ans pour le club de prévention spécialisée de la ville, financé par le département du Val-d’Oise au titre de la protection de l’enfance. Elle a commencé aux Vignes blanches, le quartier voisin, avant d’arpenter ces huit dernières années, les Lochères. « C’est comme si j’habitais ici », dit cette résidente de Beauvais (Oise). A ses côtés, une adulte du quartier. Calée au fond de sa chaise, elle est l’une des trois « bénévoles », comme on s’amuse ici à les appeler, venue prêter main forte aux éducatrices en ces heures de tension.
Depuis près d’un mois, la violence est montée d’un cran à Sarcelles. Dans ce dédale de grands ensembles aux façades vieillissantes, bâtis à partir des années 1950 sur le modèle des villes nouvelles, les quartiers s’enchevêtrent en d’infinis morcellements. Aux Lochères, les cités ont été rebaptisées au fil du temps pour mieux marquer le territoire : Coop Killer, Cäm City, C4, la Secte Abdulaï, qui constituent autant d’îlots d’une même géographie. Et il suffit parfois d’une simple flammèche pour attiser d’obscures rivalités avec les immeubles voisins des Sablons. Depuis quelques semaines, un adolescent d’une quinzaine d’années est plongé dans le coma après avoir été mis à terre et battu à coups de batte de baseball. Sur les marches de l’école, chacun y va de sa version. Mais personne ne semble vraiment connaître l’objet de la rixe. Ni comment elle a dégénéré à ce point. « Sarcelles est comme un volcan, explique Guillaume Testut, chef du service de prévention. Il suffit que ça pète un soir pour raviver de vieilles tensions. »
Dimanche 13 juin, une marche contre la violence était organisée par les parents d’élèves du collège. Une manière de dire stop à l’escalade. « Avec les Sablons, on va finir par perdre quelqu’un chez nous », s’inquiète Leïla, 26 ans, l’une des trois adultes décidées à apaiser les tensions. Elle connaît par cœur le quartier. Comme son amie, Yasmina. Elles ont grandi ici, ensemble, malgré la dizaine d’années qui les séparent. « Sarcelles, c’est une ville familiale. Lui, c’est le fils de mon ami, lui mon voisin et lui, mon neveu… », dit-elle en désignant les jeunes. « Aux Sablons, il n’y a pas d’adultes : ils laissent faire. Nous, on est là pour éviter que les braises s’enflamment », poursuit-elle, avant de mettre en garde les jeunes : « C’est vos mères qui vont pleurer demain si vous continuez ! » Romuald tente de justifier : « C’est eux, aux Sablons, qui viennent nous chercher. » « Mais ils ont le droit de se balader !, lui rétorque-t-on. Comme toi, quand tu vas voir la famille ! »
Dans le fond, cet ado de 16 ans connaît parfaitement la mécanique de ces rixes. « Ça part souvent de disputes sur les réseaux sociaux. On se donne rendez-vous, et on fait une mêlée générale. » Il en mesure même l’absurdité : « Quand on était petits, on jouait au foot avec eux », se souvient-il. Désormais, les ballons ont laissé place aux bâtons. Chacun récupère ce qu’il peut : des battes, des couteaux, des béquilles, comme celle qui vient d’apparaître au sein du groupe, sortie d’on ne sait où. Rarement des armes à feu, même si les jeunes le savent : « Pour 500 €, on a ce qu’on veut sur Snapchat, c’est facile d’avoir une arme aujourd’hui. » Les réseaux sociaux, encore. Snapchat, mais aussi Twitter ou encore F3, une application qui permet de rester anonyme : tel est le moteur de ces rixes entre quartiers. Le carburant ? Des offenses gratuites le plus souvent, pour marquer son territoire, des histoires liées à la drogue ou à des relations avec des jeunes filles, parfois. Les garçons mènent la danse sans que ces dernières y soient totalement étrangères, n’hésitant pas à suivre les groupes, à filmer les scènes et à les poster sur le web. « Avant, les jeunes pouvaient gagner le respect avec un article du Parisien, explique Guillaume Testut. Maintenant, les réseaux sociaux servent à faire régner la loi sur un territoire. »
L’habit ne fait pas le délinquant. Mais à voir ces gueules d’ange sur le parvis de l’école, on peine à croire qu’elles se livrent à des batailles rangées au pied des immeubles. « Les plus violents sont des agneaux pris isolément. Il y a un effet de groupe qui les déresponsabilise, décortique Guillaume Testut. Ils banalisent la violence et la mort sans se rendre compte de leurs actes. Si l’un d’entre eux doit mourir, c’est le destin, pensent-ils. » Le respect des adultes est pourtant palpable. Celui, aussi, des éducatrices, parfaitement intégrées dans le quartier. « Depuis la rentrée de septembre, on a à peu près une fois par semaine des bagarres. Je me suis parfois retrouvée seule au milieu de cinquante jeunes. Mais je ne me suis jamais sentie en danger, affirme Aïcha Trabelsi. Ils évitent de se battre devant moi. La dernière fois, j’ai fais le tour du quartier avec eux, à les suivre tout un après-midi pour éviter que ça dégénère. »
La crise sanitaire a marqué la vie de ces adolescents de son empreinte. Le confinement s’est pourtant déroulé sans trop d’accrocs. Les travailleurs sociaux ont composé avec la situation, organisant des séances de sport ou des ateliers de cuisine en visio. Ils ont aidé pour les devoirs, parfois tard en soirée, se sont adaptés aux rythmes décousus des jeunes et ont tenté de conserver le lien, fragile. « On est restés sur le terrain en faisant de la broderie. Mais comme tout était fermé, on ne pouvait pas proposer grand-chose, explique Guillaume Testut. Certains jeunes ont été rattrapés par les dealers qui leur proposaient des missions, de guetteurs notamment. » Le local qui accueille régulièrement les jeunes avec des propositions ludiques, créatives ou culturelles est longtemps resté fermé. Et les plus vulnérables ont décroché. Depuis la fin de l’été 2020, le regain de tension, avec des hauts et des bas, est manifeste. La faute au confinement ? Difficile à dire. Sur tous les fronts, le service de prévention spécialisée continue coûte que coûte de maintenir le lien. Il noue des partenariats avec l’Education nationale, travaille dans la rue avec les médiateurs de la ville. « On essaye de mettre en place un café populaire, ouvert à tous, pour inviter les adultes à reprendre possession du territoire, détaille Guillaume Testut. L’an dernier, on s’est battus pour maintenir les séjours de vacances, avec une trentaine de jeunes. On va continuer cette année. »
Les plus âgés, en phase d’insertion professionnelle, ont, eux aussi, déchanté. Dans ce fief socialiste, le chômage est deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Et la crise sanitaire n’a rien arrangé. « Le confinement a tué le marché de l’emploi. C’est très problématique pour l’orientation des jeunes », souligne le chef de service. Les deux référentes de parcours du service, embauchées en 2020 dans le cadre du plan régional d’insertion de la jeunesse (PRIJ), pour travailler auprès des 16-29 ans ni en emploi, ni en formation, ni en études (Neet), peinent à débloquer les situations. Chaque année, près de 500 jeunes sont impliqués dans une démarche initiée par la Fondation Opej. C’est à la fois beaucoup pour ce service composé, en dehors des cadres, de neuf éducateurs, d’une psychologue et de deux référentes de parcours. Et si peu à l’échelle d’une ville de 60 000 habitants, confrontée à des problématiques scolaires, d’insertion, d’addictions et de délinquance majeures.
Alors que la chaleur s’est désormais installée, la place commence à s’animer, voyant arriver des ados de toutes parts. Certains se livrent à une bataille où les projectiles, cette fois, ne sont autres que des litres d’eau. Un jeu d’enfants, en somme. Sans guerre de territoire, ni réseaux sociaux. Mais jusqu’à quand ?
Dans le cadre du déploiement de la stratégie parisienne de la prévention des rixes, la Maison des familles et des cultures, portée par la Fondation Opej, a développé un dispositif de soutien aux proches d’enfants mêlés à des rixes. Orientés par des partenaires (clubs de prévention spécialisée, établissements scolaires…), les parents sont aidés à appréhender la situation du jeune grâce à une approche psycho-éducative et un soutien social. « C’est un dispositif qui démarre, avec une subvention liée à l’action menée. Il demeure encore peu connu, et il est difficile de réussir à amener les parents jusqu’à nous », explique la directrice Nicole Amouyal-Cohen. Lancé en 2020, il n’a accompagné à ce jour qu’une demi-douzaine de familles, mais devrait monter en charge.
(1) Les prénoms des habitants ont été modifiés.