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“Se rappeler que notre usager est l’enfant”

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Après avoir travaillé 35 ans dans le champ de la protection de l’enfance, Michèle Créoff, ancienne inspectrice de l’aide sociale à l’enfance, dénonce dans son dernier ouvrage les « invariants » de l’échec de la prise en charge. Elle plaide en faveur de la mise en place d’un référentiel national pour évaluer les situations de danger.
Constatez-vous une évolution au cours de votre carrière dans l’accompagnement et la prise en charge des enfants maltraités ?

Quand j’ai commencé en 1987, il n’était jamais question de maltraitance ou d’inceste. Après beaucoup de mouvements sociétaux, j’ai assisté à une très timide prise de conscience. Mais ce qui m’a toujours étonnée, c’est que ces évolutions ne sont pas venues du champ de la protection de l’enfance, elles ont presque toujours émané de la pédiatrie, du secteur médical. C’est un malentendu de départ que nous ne parvenons pas à rattraper. Dès l’émergence de la protection de l’enfance, au début des années 1900, le choix s’est porté sur la question de l’enfance délinquante, et pas du tout sur celle de l’enfance maltraitée. Les juges pour enfants ont été pensés pour répondre à cette problématique et les professionnels sont partis sur des présupposés d’éducation. Or un enfant maltraité n’a pas de problèmes d’éducation, c’est un enfant blessé. Il est beaucoup plus compliqué de s’identifier à lui qu’aux parents souffrants. Dans ce livre, nous décortiquons six infanticides. Nous nous sommes attachées à démontrer les invariants de l’échec de la prise en charge. Comme pour les féminicides, où l’on se rend compte que, quel que soit le département, cela se produit alors que la femme avait déjà porté plainte et que celle-ci n’avait pas été traitée. A aucun moment, dans ces cas d’infanticide, la question de la primauté de l’observation de l’enfant n’a été respectée. Le tempo a toujours été donné par les difficultés des parents.

Lorsque vous étiez inspectrice, que vous ont appris vos « enfants de papier », comme vous les appelez ?

Cette notion d’« enfant de papier » m’a permis d’avoir un garde-fou. Je suivais entre 500 et 700 situations. Bien entendu, je n’ai pas rencontré tous ces enfants. Ceux que je voyais posaient un problème particulier. Je les ai appelés ainsi car je les imaginais à travers les rapports des éducateurs, des psychologues, les diagnostics des médecins, les signalements que j’écrivais. Mais, pour prendre une décision, j’avais besoin de m’imaginer l’enfant. Faire en sorte qu’il ne soit pas juste un numéro, mais bien une personne pour laquelle, la plupart du temps, j’allais prendre une décision qui allait colorer le reste de sa vie. Il est extrêmement important d’être au clair avec ce pouvoir que nous avons.

Comment naviguer entre les aspects juridiques, son éthique et ses valeurs lorsqu’on exerce dans la protection de l’enfance ?

C’est la question fondamentale. Celle dont on ne nous dit jamais rien. Ni dans les formations, ni dans les supervisions, ni dans les relations hiérarchiques. Je pense que nous devons pouvoir tout mettre sur la table avec les équipes. La décision qui est prise par le juge dans son cabinet ou par le directeur de foyer ne doit pas découler de ses seules valeurs personnelles, de sa seule représentation. Il faut un véritable débat. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours regretté qu’il n’y ait pas de commission d’éthique ou déontologique obligatoire dans le champ social, comme c’est le cas dans le champ sanitaire. De la même manière, il existe des supervisions pour les professionnels de terrain, mais je n’en ai jamais vu pour les cadres administratifs de l’aide sociale à l’enfance ou les juges pour enfants… Il est ensuite important de se rappeler que notre usager est l’enfant et de se demander comment agir dans son intérêt supérieur. Cela peut paraître réducteur, mais nous ne travaillons pas pour les parents ou les professionnels.

De quelle façon affronter au quotidien toutes ces « souffrances enfantines » ?

Je ne suis pas certaine d’avoir su faire. Quand j’avais 27 ans, il y a eu cette affaire d’un bébé tué à l’âge de 9 mois après avoir été prostitué par ses parents pratiquement dès sa naissance. J’étais enceinte à cette époque, et ce que me renvoyait ma vie professionnelle était que non seulement des bébés mouraient dans des violences incroyables par la faute de leurs parents mais qu’en plus, dans notre société, il existait des hommes prêts à acheter un corps de bébé pour leur plaisir sexuel. Si je n’avais pas été inspectrice, je ne l’aurais jamais cru. Mon monde s’est effondré. J’attends encore qu’un professeur d’action sociale prenne de tels cas cliniques pour former les futurs cadres de l’aide sociale à l’enfance. J’ai voulu comprendre cette cruauté et savoir comment m’en protéger. Non pas pour fuir la réalité, mais pour la travailler. J’ai appelé tous les grands maîtres dont je lisais les livres, le pédopsychiatre du secteur… J’ai toujours analysé, intellectualisé les situations que j’abordais pour ne pas me sentir impuissante mais au contraire prendre cette violence à bras-le-corps.

Est-il possible de mieux repérer les situations de danger ?

Lorsque j’étais directrice générale adjointe dans le Val-de-Marne, j’ai travaillé à un référentiel d’évaluation des situations de danger avec ce qui était le centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptée (Creai) Rhône-Alpes. Cet outil existe depuis plus de quinze ans. Il a été testé, mais n’a pas pu rejoindre le domaine public car le Creai a refusé de le vendre au ministère. Aujourd’hui, la Haute Autorité de santé (HAS) vient de s’en inspirer pour produire un référentiel absolument comparable, que le projet de loi d’Adrien Taquet doit rendre obligatoire. Mais je vois déjà les levées de boucliers du Creai Rhône-Alpes, qui se finance par la vente des formations au référentiel, déclarant que l’outil de la HAS est différent. Et les 40 départements qui ont financé les formations affirmer qu’on va leur imposer un nouveau référentiel. Ce refus d’avoir un outil national obligatoire dans tous les départements apparaît d’une impudeur et d’une inconscience incroyables.

C’est-à-dire ?

Notre champ n’est pas à la hauteur de ses missions. Cela permettrait de parler la même langue sur tous les territoires et entre tous les services. C’est ce qui se passe dans le secteur sanitaire, où les médecins utilisent des grilles communes pour diagnos­tiquer le diabète, par exemple, ou dans le secteur du grand âge avec la grille Aggir (autonomie gérontologie groupe iso-ressources) qui sert à connaître le degré de dépendance. Ensuite, il est nécessaire d’avoir une spécialisation. Ce n’est pas en réalisant cinq évaluations d’enfants en danger par an qu’une assistante sociale va pouvoir déconstruire des systèmes maltraitants pervers. Et c’est normal, car elle n’a pas les outils. Il faut des équipes spécialisées rattachées aux cellules départementales de recueil des informations préoccupantes (Crip), avec un réseau d’experts regroupant les policiers spécialisés, les médecins légistes, les pédopsychiatres… Un autre réseau que celui du travailleur social lambda.

Juriste de formation,

ex-directrice du pôle « enfance et famille » du Val-de-Marne, Michèle Créoff a publié de multiples ouvrages sur la protection de l’enfance. Son livre Les Indésirables, enfants maltraités : les oubliés de la République est coécrit avec la journaliste Françoise Laborde (éd. Michalon, 2021).

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