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“Les mobilisations collectives, essentielles pour sortir de l’emprise”

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Après une enquête de terrain longue de sept ans, l’anthropologue définit l’emprise comme un système dont les mécanismes dépassent largement la sphère privée du couple ou de la famille. Une analyse inédite qui renvoie aussi l’État à ses défaillances en matière de protection.
L’emprise est une notion un peu fourre-tout aujourd’hui. Comment la définissez-vous ?

C’est un processus totalitaire de dépersonnalisation et de terreur, qui peut advenir partout où le pouvoir est abusif. En psychanalyse, on parle beaucoup de « relation d’emprise » et, dans les médias, de « pervers narcissique ». Mais l’emprise s’avère beaucoup plus large. Bien que chaque situation recèle ses propres occurrences, c’est d’abord un système complexe qui se déploie dans un contexte particulier, une niche écologique, qui va rendre ce fonctionnement possible dans le couple, la famille, le soin, au travail, etc. Ce qui se révèle clairement, c’est que l’emprise a des effets qui affaiblissent progressivement les capacités des personnes qui en sont victimes à se protéger et à exister en tant que sujets. Comme si elles avaient été infractées et qu’elles ne pouvaient plus penser par elles-mêmes. Quand rien n’est élaboré, cette machinerie peut conduire à des soumissions de plus en plus intenses. Sous emprise, le rapport à la réalité et au corps change. Les gens ont le sentiment de devenir des zombis. Sous contrôle, infériorisés, humiliés, culpabilisés, ils sont inféodés à des logiques autoréférencées où la contradiction et l’esprit critique sont de moins en moins tolérés.

On parle souvent d’« emprise conjugale ». Vous la situez aussi sur le terrain collectif…

Je suis partie du plus particulier vers le plus général. En commençant par le couple puis en croisant les récits de vie approfondis de femmes sous emprise, j’ai pu observer comment ce phénomène se déroule tel un filet avec ses différents nœuds dans les situations incestueuses, les équipes de travail ou au niveau d’un territoire. La trame est commune, même si certaines sphères éclairent mieux que d’autres les mécanismes. L’emprise conjugale, par exemple, explique bien la violence généralisée qui s’instaure. J’ai travaillé sur le cas de chauffeurs-livreurs asservis et robotisés par une organisation de travail abusive à laquelle, pourtant, ils s’accrochent. Ils racontent l’augmentation des cadences, le sacrifice, un peu comme dans la violence conjugale, la mise en concurrence des salariés, l’infantilisation, l’isolement. L’entreprise avait empêché toute forme de réunion d’équipe et de solidarité. J’ai étudié également l’espace public d’un quartier dévasté. En m’immergeant dans les relations sociales d’une cité ségréguée, j’ai pu décrypter l’expérience d’une communauté d’habitants sous l’emprise de réseaux de microtrafics de drogues. La même perte d’estime de soi, la même omerta empêchent de conscientiser la situation.

Y a-t-il des terrains propices à l’emprise, et quels en sont les ressorts ?

Il existe des terreaux favorables, avec des nœuds qui se resserrent et s’interconnectent. Le premier relève d’une vulnérabilité biographique et de domination. Par exemple, un enfant qui n’a pas été élevé comme un sujet de désir, qui a été abusé, éduqué selon des traditions patriarcales strictes où il ne pouvait rien expérimenter à l’extérieur… Ces personnes ont tendance à se considérer comme des objets dénués de valeur. Tous les jeunes ne tomberont pas sous emprise, encore faut-il rencontrer un système abuseur. C’est le deuxième nœud : la mauvaise rencontre. Le trafic de drogues dans les cités donne l’impression aux jeunes qu’ils vont pouvoir exister socialement. Les têtes de réseaux bénéficient de beaucoup de prestige auprès d’eux. Certains hommes abuseurs sont charismatiques, certaines cultures d’entreprise sont également présentées comme très énergisantes. Tous mes interlocuteurs ont éprouvé, dans un premier temps, une forme d’admiration, de fascination, d’idéalisation du prédateur. Derrière, un mécanisme masqué de toute-puissance s’active. Il se met en place tout doucement, sur le principe des gourous ou des régimes totalitaires, par anéantissement de l’identité propre et rupture des liens. Ses forces passées à la moulinette, la personne finit par devenir dépendante du système qui l’aliène et s’y accroche comme à une toxicomanie. C’est le troisième nœud. D’ailleurs, des femmes décrivent des crampes au ventre, des sueurs, des angoisses quand elles veulent se déprendre d’un conjoint violent, comme si elles se sevraient d’un produit toxique.

Justement, quelles sont les dynamiques de déprise ?

L’emprise a des degrés et des intensités variables. En général, elle ne dure pas quand les gens ont des recours, quand des parties d’eux-mêmes restent non assujetties. Tous mes interlocuteurs avaient conservé des micro-existences psychiques, des frémissements étouffés de vitalité. Mais le quatrième nœud de l’emprise relève du silence et de l’absence de protection. Quand les femmes ou les travailleurs ne trouvent pas d’aide, il est plus difficile d’en sortir. Sans possibilité de fuir ou de résister, l’effet destructeur d’un vécu d’emprise initial peut devenir la cause d’emprises secondaires. Certains parcours de vie montrent des passages d’un conjoint violent à un autre. L’emprise non élucidée tend à se répéter, y compris d’une génération à une autre. Elle crée de la dépendance socio-affective ne permettant pas de voir la violence subie. On se tait de crainte de déplaire, d’être rejeté, de susciter la colère de l’agresseur. Chacun de mes interlocuteurs relate une forme d’anesthésie émotionnelle et physique. Se dégager d’un système d’emprise prend des années et oblige à mobiliser les ressources restantes, des parcelles de confiance dans des structures d’aide, des bribes de sociabilités encore existantes. Une rencontre avec une personne bienveillante qui nomme, qui héberge, qui protège peut être déterminante. Mais si l’emprise est refoulée, ses germes restent en latence. Seule une démarche d’élucidation des mécanismes semble protectrice à long terme.

Vous dites que l’emprise se love dans les rapports sociaux de la « modernité insécurisée »…

L’emprise est en train de devenir un fait social. Les victimes d’agressions ségrégationnistes, les lieux oubliés de la puissance publique, les femmes sans papiers sous le joug de maris violents, les enfants… sont des proies faciles. L’Etat est impuissant à protéger de larges pans de sa population. L’insécurité sociale et mentale, l’isolement et la crainte de n’avoir de place nulle part affectent l’être humain en société. Le mutisme, le conformisme, voire la complicité passive des proches, un mélange d’indifférence et d’inertie, de préservation des apparences et de non-assistance à personne en danger favorisent les systèmes d’emprise. Il est quasi impossible de leur échapper seul. La prise de parole, l’organisation de contre-pouvoirs et les mobilisations collectives de type #meetoo sont essentielles.

Docteure en anthropologie,

enseignante à l’université de Louvain et Mons, en Belgique, Pascale Jamoulle est l’auteure de Je n’existais plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise (éd. de La Découverte, 2021).

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