L’expression n’est pas de moi. Je l’emprunte à Karin Tröger et Michel Galan, qui l’ont utilisée dans le cadre de leur rapport sur les Esat de Bourgogne Franche-Comté paru en 2019. Elle est née des observations du terrain et de la vie des personnes en situation de handicap qui travaillent dans ces établissements. Il ne s’agit ainsi pas d’une vision idéalisée, mais pragmatique. L’inclusion raisonnée tranche avec l’approche volontariste et dogmatique portée par les politiques publiques d’une inclusion à tout prix. Le virage vers le tout-inclusif n’a aucun sens pour les gens de terrain. On sait très bien que, pour certains, l’insertion en milieu ordinaire est un mirage, voire de la maltraitance lorsqu’on l’impose à quelqu’un qui ne le souhaite pas. Aussi une inclusion raisonnée est-elle à la fois progressive et protéiforme. La progressivité implique de proposer des paliers successifs, comme des stages, des mises à disposition et parfois, enfin, un contrat de travail. On doit s’adapter aux besoins et envies des personnes. La transition du milieu protégé vers le milieu ordinaire n’est ni simple ni univoque. Et elle doit offrir des possibilités de retour. Ce qui demeure compliqué, l’Etat sachant débloquer des fonds pour financer des places plus que des parcours.
En ce qu’ils possèdent une connaissance fine et ancienne tant de l’accompagnement médico-social que du tissu économique. Ils sont ce qu’on appelle en sociologie un acteur réseau, qui permet de créer des liens, d’établir des ponts. En 2019, l’Igas [inspection générale des affaires sociales] les qualifiait d’ailleurs de « bouclier social ». On compte environ 3 millions d’entreprises en France. Moins de 1 % des travailleurs en Esat partent vers le milieu ordinaire de travail. Le taux de chômage des personnes handicapées atteint 19 %. On le voit, l’accueil des personnes handicapées se révèle moins évident qu’on pourrait le croire ou le vouloir. D’où le rôle primordial de ces Esat, dont le métier de base consiste à être des spécialistes de l’accompagnement. Ils doivent franchir un pas de plus et devenir des organisations capacitantes. Qualifiants, ils le sont déjà, au travers de leurs dispositifs de reconnaissance des compétences. Maintenant, ils doivent œuvrer au respect des droits et des choix réels des personnes. Etre « capacitant », c’est permettre l’autodétermination, accepter que les personnes opèrent des choix, y compris mauvais. Se diriger vers le milieu ordinaire de travail doit résulter d’un choix des personnes en situation de handicap, pas d’une obligation.
Certains facteurs de conversion s’imposent, comme la possibilité de se déplacer, de se loger… La mise en œuvre réelle des choix nécessite un accompagnement. Pour cela, les personnes, les professionnels comme les moniteurs, mais aussi les responsables, les directions ou les familles qui, pour beaucoup d’entre elles, dirigent les associations doivent s’imprégner de l’autodétermination, développer une culture du risque. Pas un risque qui met en danger, mais un risque identifié, mesuré, travaillé. C’est la condition sine qua non d’un choix réel. Cela représente un changement de paradigme. D’abord, en matière de vision du handicap. Il reste souvent perçu comme une pathologie individuelle, dans une approche biomédicale et de soin. Or il existe aussi une dimension collective selon laquelle le handicap est produit par l’environnement. Il faut passer de cette perception individuelle à la dimension collective parce que le changement de paradigme nécessaire à l’autodétermination requiert une mutation de la société dans son ensemble, pour qu’elle envisage les personnes avec leurs particularités. Bien évidemment, cette perspective collective n’enlève en rien la nécessité de soigner. Simplement, il ne faut enfermer personne dans le modèle médical et paramédical, nécessaire mais pas suffisant.
Elle est de considérer que les Esat, acteurs de l’inclusion raisonnée, représentent un lieu de protection, d’accueil, de socialisation de personnes qui, ailleurs, se trouveraient en grande difficulté. Pour les hommes et femmes les plus éloignés de l’emploi, ils demeureront un interlocuteur central. De plus, ils protègent nombre de personnes handicapées des risques psychosociaux, ou récupèrent des salariés qui ont décompensé, trop malmenés en milieu ordinaire. Nombre de travailleurs en Esat, dans le cadre de notre étude, m’ont dit que le travail leur apportait la santé ! Exactement à l’opposé des pathologies du travail en milieu ordinaire.
D’abord, on attend maintenant des moniteurs d’atelier une double compétence, technique (cuisine, espaces verts, etc.) et d’accompagnement. Ce qui renverse les critères prioritaires de recrutement : on cherche moins des professionnels avec des profils techniques déjà mis en œuvre auparavant dans leur carrière que des personnes dotées de compétences en accompagnement médico-social. En termes d’organisation du travail, des coopérations entre professionnels techniques et médico-sociaux s’imposent toujours. Autre conséquence, au niveau de la direction, celle-là : la production ne doit jamais se réaliser au détriment de la santé des personnes. Ce qui, vous en conviendrez, diffère de ce que l’on observe souvent en entreprise ou dans le secteur public !
(1) « Esat de demain. Vers des organisations capacitantes », sous la direction de M. Combes-Joret – Rapport de recherche 2017-2020 (URCA).