Le ciel est gris et le vent souffle par bourrasques. Des feuilles s’envolent au milieu d’une place de village peu animée. En ce mardi matin du mois de mai, la météo est particulièrement maussade à Dax. Pourtant, à quelques encablures de là, un attroupement attire l’attention. Devant l’épicerie, une dizaine de personnes s’agitent. Les uns veulent des fruits et légumes. Les autres, des produits de la vie quotidienne. Tous attendent patiemment l’ouverture. Rien d’anormal, en apparence. Sauf que la scène se déroule au Village landais, au sein d’un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) spécialement conçu pour accueillir des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Sous les arcades de la Bastide, la place centrale, un salon de coiffure, une supérette, une brasserie, une salle de sport ou encore une médiathèque. Au cœur, une balançoire, un baby-foot, des jeux sur ressort, et même un terrain de pétanque. Une disposition qui rompt avec la vision classique de l’Ehpad.
Par sa quiétude, ce lieu inédit procure de l’apaisement. C’est l’ancien président du conseil départemental des Landes, Henri Emmanuelli, qui l’a imaginé en 2013, en s’inspirant du modèle d’un village hollandais situé près d’Amsterdam. Unique en France, le Village landais a ouvert ses portes le 11 juin 2020, après deux ans de travaux. Près de 110 villageois y vivent, dont dix de moins de 60 ans. Quand la situation sanitaire le permettra, 12 personnes supplémentaires seront reçues en accueil de jour. Ici, on ne parle pas de résidents mais bien de « villageois ». Ce qui a son importance, comme l’explique Pascale Lasserre-Sergent, directrice du site : « Le terme de “résident” renvoie à une personne âgée et dépendante. Au contraire, le villageois existe en tant qu’individu et non au travers de sa maladie. » Autre spécificité, l’approche non médicamenteuse : les professionnels ne portent pas de blouse blanche (le port du masque est le seul signe qui les distingue des villageois) et vivent en osmose avec les personnes Alzheimer.
« Nous devons penser le soin autrement, assure Gaëlle Marie-Bailleul, psychogériatre et médecin référent du village. La prise en charge se focalise sur les capacités restantes des villageois, qu’elles soient motrices, cognitives, sociales, relationnelles, émotionnelles, en les mobilisant toute la journée. » La praticienne souligne : « Quand vous êtes face à une maladie non guérissable, ce qui est le cas avec Alzheimer, les soins techniques sont moins importants que l’accompagnement quotidien. Nous ne sommes pas fatalistes pour autant et nous ne considérons pas qu’il n’y a plus rien à espérer une fois la maladie diagnostiquée. Au village, c’est tout l’inverse. »
Pour appliquer cette méthode, la structure s’appuie sur une équipe encadrante importante et pluridisciplinaire. Composée de 124 professionnels (en équivalents temps plein) allant du médecin aux infirmiers et psychologues en passant par des psychomotriciens, des animateurs ou encore des assistants en soins gérontologiques. Tous ont modifié leur façon de travailler. Ici, il n’est pas question de « faire à la place de » mais de « faire avec » afin de maintenir au maximum l’autonomie de la personne. « Ce n’est pas ce que l’on nous enseigne à l’école, où nous avons plutôt appris à réaliser dix toilettes en un temps minuté. Ici, le rythme est différent. L’idée est d’aider, même si cela prend trente minutes plutôt que cinq », assure Gaëlle Marie-Bailleul. Ainsi, les toilettes peuvent être effectuées l’après-midi, voire pas du tout si la personne ne le souhaite pas. De même, quand un changement de pantalon provoque une angoisse, celui-ci n’est pas renouvelé. « Il faut guider et aller jusqu’au bout de l’action que l’on souhaite effectuer, précise la directrice. Par exemple, pour les courses, deux options existent. Soit les villageois donnent une liste à un professionnel et celui-ci remplit le panier. Ce qui, pour moi, n’est pas la bonne méthode. Soient ils se rendent sur place et nous les aidons à trouver le beurre, les oignons, etc. En participant activement, ils s’éveillent cognitivement. »
Dans la supérette, on se presse, justement. Sur les étals, quelques fruits et légumes frais. Dans les rayons, du café, de l’huile, du sel, du pain et quelques produits de première nécessité comme du dentifrice et des protections pour incontinence et fuites urinaires. Mais aussi un important stock de laine pour tricoter. Au mur, une dizaine de photos des villageois, prise dans l’épicerie ou aux alentours. Ces clichés ne sont pas seulement là pour décorer, ils incarnent l’humanité du lieu. Les visages souriants, les moments d’échange capturés participent au bien-être général ressenti. Françoise, 77 ans, venue récupérer de l’huile d’olive, du beurre et des filtres à café, confirme : « C’est toujours agréable de se rendre ici. J’essaie de passer au moins une fois par jour. » Accompagnée de sa maîtresse de maisonnée, elle repart, entre deux averses, avec un panier bien chargé. Mais sans avoir dépensé le moindre centime. Tout est compris dans le tarif d’hébergement, soit 58,58 € par jour, comparable au prix des Ehpad voisins, auxquels s’ajoutent 7,42 € pour la dépendance. L’organisation architecturale, en revanche, n’a rien d’habituelle.
Derrière la Bastide, lieu central autour duquel s’organise toute la vie du village, les habitants sont répartis en quatre quartiers : Chalosse, Bas-Armagnac, Côte atlantique et Haute-Lande, eux-mêmes divisés en quatre maisonnées accueillant sept ou huit personnes. Le tout dans un environnement arboré de cinq hectares, avec un étang central. Les 16 maisonnées de 300 m2 s’inspirent de l’habitat traditionnel des Landes. A l’intérieur, chaque villageois personnalise l’entrée de sa chambre pour aider à mieux l’identifier. « Certains mettent du ketchup et d’autres des photos », glisse en souriant Sylvie Bats, maîtresse de maisonnée. Une télévision dans le salon, un tableau de rappel des activités de la semaine, le menu du jour, une ardoise avec le prénom des accompagnateurs, des assiettes chinées chez les brocanteurs, un buffet qui pourrait venir de n’importe quelle maison des environs… Tout donne l’impression d’être dans une colocation plutôt que dans un Ehpad.
« Je me sens comme chez moi. Même si, au début, j’ai eu un peu de mal. Mes enfants et mes petits-enfants me manquaient. J’ai senti un tel vide que je me demandais si j’étais normale (rire). Mais au final, je rencontre beaucoup de monde. On voit les familles des uns et des autres, il y a beaucoup de vie. Je suis contente », témoigne Louisette, 87 ans. Les habitants sont encadrés de deux maîtres ou maîtresses de maison aux profils variés : aides-soignants, agents de service hospitalier, auxiliaires de vie. A charge pour ces derniers d’entretenir et d’assurer le bon fonctionnement de la vie de la maison tout en respectant les besoins, l’intimité et les habitudes de chacun de ses occupants. « Nous n’organisons pas nos journées, nous n’avons pas de routine. Nous n’avons qu’un horaire d’arrivée, 7 h 30, et un autre de sortie, 19 h 30. C’est totalement différent de l’accueil de jour dans lequel je travaillais avant. J’ai le sentiment de mieux faire mon métier », se réjouit Sylvie Bats.
Pour le déjeuner, par exemple, la maîtresse de maison veille à ce que tout le monde participe : les uns dressent le couvert, les autres épluchent les légumes ou coupent les fruits. L’idée est de partager un moment ensemble. « Quand la personne est fatiguée physiquement, elle est portée par le groupe. D’où l’importance des contacts et du lien social. Si elle n’arrive plus à danser, elle peut frapper dans les mains, chanter », affirme Gaëlle Marie-Bailleul. Résultat de cette dynamique : « Des personnes qui n’exécutaient plus une tâche chez elles se remettent à laver la vaisselle ou leur lit », se félicite Sylvie.
« L’environnement se prête à la régulation des troubles du comportement et à ce que cela se déroule le mieux possible », ajoute Fabien Pradal, l’un des psychomotriciens. Tout a été pensé pour permettre aux villageois d’aller et venir à leur guise dans le parc où Junon et Jasmine, deux ânesses, se baladent en semi-liberté. Des vélos sont mis à disposition pour les plus téméraires. Un peu à l’écart, les villageois peuvent aller nourrir des poules ou jardiner dans un potager. Et si l’un d’entre eux vient à se trouver en état de désorientation, « il y a toujours un professionnel ou un bénévole pour veiller de loin sur lui et venir le raccompagner ou le rassurer », pointe Pascale Lasserre-Sergent. Censés apporter de la vie, de l’animation, une autre perception, les bénévoles font partie intégrante du village. Mais depuis le mois d’octobre dernier, le contexte pandémique les a empêchés de rencontrer les villageois. « Les bénévoles ont une place prépondérante, confirme la directrice. Ils permettent d’interroger certaines pratiques. En tant que soignante, j’ai appris à accompagner d’une manière, et pas autrement. Les bénévoles viennent avec leur vision et leur bon sens. Ils appréhendent le villageois différemment. »
Une autre facette du projet reste en suspens : l’ouverture au grand public des commerces et services de la Bastide, que la Covid-19 a contraint de reporter. « Il est important que des personnes extérieures viennent au village. Elles pourront constater que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer continuent d’être actives, et cela changera leur regard », résume Pascale Lasserre-Sergent. La pandémie retarde l’organisation mais n’empêche pas le village d’être en ébullition. Car un certain nombre d’activités demeurent, comme celle de la médiathèque. Si l’offre est régulièrement ajustée, les villageois ont accès en permanence à de nombreux visuels destinés à exercer leur mémoire émotionnelle. Tout près de l’entrée, une « thérapie par le voyage » leur est proposée au moyen d’un wagon dans lequel ils peuvent monter, accompagnés de la psychologue. Des paysages landais défilent, des souvenirs remontent.
Les villageois peuvent aussi pratiquer un peu de sport. En ce jour pluvieux, sept d’entre eux se retrouvent au cours de gym, ou plutôt « d’activités physiques adaptées », comme le précise Dimitri Larrieu, l’enseignant, ou de « gym douce » pour Yves, 73 ans, ou encore de « gym assise » pour Marie-Christiane, 84 ans. Le cours débute par des massages, des frictions des mains, des pieds, des articulations, des avant-bras… Certains ont plus de mal que d’autres, mais l’ambiance est bon enfant et solidaire. Quand une personne n’y arrive pas, elle est encouragée par les autres. La séance dure une trentaine de minutes, parfois davantage. L’enseignant s’adapte au rythme et à la condition physique de chacun et essaie de motiver les uns et les autres pour qu’ils entretiennent leurs facultés subsistantes. Depuis l’ouverture, Dimitri a déjà constaté des améliorations chez quelques villageois. « J’ai l’exemple d’une dame qui, à son arrivée, avait du mal à marcher. Désormais, elle peut presque toucher ses genoux avec ses mains. Souvent, pour elle, le travail debout est compliqué. Elle a besoin d’une assistance mais a de moins en moins de difficultés. Je pense qu’être en groupe la stimule et qu’elle reprend confiance en ses capacités. » Certains sont tellement soutenus qu’ils en redemandent. « J’aimerais trop qu’il y ait une corde pour voir si j’arrive toujours à grimper comme au collège », s’amuse Marie-Christiane. Face à un tel enthousiasme, Dimitri Larrieu n’a pas eu le choix : il l’a commandée.