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L’évaluation, un fléau pour les professionnels ?

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Activités, coûts, respect des normes : les établissements et services sociaux et médico-sociaux sont scrutés par les administrations. Au prétexte d’évaluer la « qualité » du travail social, le référentiel de la Haute Autorité de santé va renforcer la tendance. Les structures craignent une logique technocratique qui accroît la standardisation des prestations.

Le travail social et médico-social n’échappe pas à l’empire des chiffres. Le remplissage de multiples tableaux de bord, dont certains chaque semaine, envahit le quotidien de Matthieu Verrière, directeur du pôle « prévention-insertion-asile » de l’Asea 49, dans le Maine-et-Loire. « On vient de m’envoyer un tableau à compléter à propos des réfugiés. Le fichier compte au moins 50 colonnes d’informations à transmettre, avec des données qui ne nous avaient jamais été demandées auparavant », témoigne-t-il. Pire : c’est une activité répétitive. « Je peux avoir à remplir trois tableaux de bord différents destinés aux divers financeurs alors qu’il s’agit d’une seule activité. Plusieurs services vont nous demander les mêmes éléments, mais pour des tranches d’âge variées. Nous ne disposons pas encore des outils informatiques permettant ce type d’extraction de données », poursuit-il. Dans certains cas, il est difficile de savoir à quoi servent exactement les données transmises aux administrations. Dans d’autres, elles peuvent avoir un impact. « Dans le cadre des études nationales de coûts destinées à notre CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale], on nous demande une quantité astronomique d’indicateurs “ressources humaines” et financiers difficiles à calculer, comme le temps de travailleur social pris pour l’alimentation ou pour l’hébergement. Ces informations peuvent avoir des incidences sur notre budget », ajoute le cadre. Il estime que cette activité de reporting représente au total « plus d’un temps plein à l’année ».

Un travail impossible à déléguer à une seule personne. « Depuis plusieurs années, les directeurs sont confrontés à un reporting de plus en plus conséquent. Cela a un impact sur les travailleurs sociaux, qui sont bien obligés de retracer leur activité et d’en mesurer l’intensité en fonction de ce qui est demandé par les autorités de tarification », remarque Aurélie Valleix, conseillère technique à l’Uniopss. Des études de coût aux tableaux de bord de la performance, en passant par les « indicateurs flash » suivis par les agences régionales de santé pour négocier les budgets pluriannuels : les structures sont étudiées sous tous les angles par les administrations, qui réclament des données sur les activités, les coûts, le respect des normes. Quant à la qualité des prestations, elle a franchi un seuil avec la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 plaçant les droits fondamentaux des personnes accompagnées au cœur des priorités des structures. C’est à ce moment-là qu’une double démarche d’évaluation – interne puis externe – est apparue. « Il s’agit d’imposer et de promouvoir un processus d’amélioration de la qualité, intéressant et positif. Mais l’évaluation renseigne aussi l’administration : elle peut conditionner la poursuite de l’activité en cas de mauvais résultats », rappelle Olivier Poinsot, juriste au cabinet Accens. En pratique, ces évaluations n’ont guère eu de suites les années suivantes en termes d’inspections ou de renouvellement d’autorisations sous conditions. « L’absence de cadre méthodologique partagé conduit à des rapports très diversifiés dans leur forme et leur contenu, ce qui ne facilite pas leur exploitation », pouvait-on lire dans ce rapport.

189 critères

Le « référentiel unique » en cours d’élaboration par la Haute Autorité de santé (HAS) vise justement à lever ce déficit de lisibilité de la qualité des prestations. Son entrée en vigueur est prévue en janvier 2022. Mais dans sa version « zéro », soumise à consultation en janvier dernier, ce document ne comptait pas moins de… 189 critères. Respect des droits individuels, personnalisation du projet d’accompagnement, prévention et accompagnement à la santé, continuité des parcours, cadre de vie de la personne, bientraitance, inclusion figurent parmi les quelques thématiques qui seront passées au crible par des évaluateurs externes. Une approche qui, à plusieurs égards, surprend les professionnels du travail social. Dans un courrier adressé le 17 mai à la HAS, la Cnape (Convention nationale des associations de protection de l’enfant) demande une « meilleure prise en compte des spécificités de la protection de l’enfance ». La Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) évoque de son côté un « tronc commun dans lequel [ses] adhérents auront du mal à se retrouver ».

« Des chapitres entiers ne sont pas applicables à nos prestations », critique Nathalie Ferrier, directrice générale de l’Asea 49, en Maine-et-Loire, présente tant dans le champ de la protection de l’enfance que dans ceux du handicap et de l’insertion. « Par exemple, aucun de nos établissements ne peut renseigner le critère de la prise en charge de la douleur. Les critères de la participation aux instances collectives ou du cadre de vie sécurisé ne sont pas adaptés dans le cas des jeunes suivis à l’extérieur par nos équipes de prévention spécialisée. » Responsable de la vie associative à la Cnape, Audrey Hanne pointe un référentiel pauvre en critères éducatifs. « Il n’y a rien sur la question de la cohérence et de l’efficacité du projet global d’accompagnement, pourtant une base dans le travail social. Ni sur celle des besoins fondamentaux. Celles de la santé mentale des enfants et de la prise en charge des psychotraumas ne sont pas abordées, pas plus que la préparation à l’autonomie », dénonce-t-elle. Par comparaison, la forte présence des thématiques de la prévention et de l’accompagnement à la santé interroge dans des secteurs comme l’insertion ou l’hébergement. « On ne peut pas faire peser la responsabilité de ces aspects du parcours sur des établissements qui n’ont pas de ressources ni de personnels formés à l’accompagnement en santé ou aux soins », observe Laurie Fradin, conseillère technique « santé » à l’Uniopss. « On ne nous a pas soumis de propositions concrètes permettant d’intégrer des critères d’ordre éducatif. Mais ce lien va être explicité dans les fiches critères, assure pourtant Véronique Ghadi, directrice de la qualité de l’accompagnement social et médico-social à la HAS. Quand vous construisez un projet autour d’un enfant, le travail autour du recueil des attentes intègre la question des besoins fondamentaux, de la sécurité, du travail éducatif. » Les arguments de cette spécialiste de la qualité, qui a beaucoup œuvré dans le secteur sanitaire et médico-social avant son arrivée à la HAS, peinent pourtant à convaincre. « Avec 189 critères, on risque de démobiliser complètement les professionnels jusqu’ici intéressés par une démarche d’auto-évaluation », réagit Samuel Féraud Hà-Phâm, chargé de mission “recherche et développement à la Fondation Ove. Membre du collectif Andelis (Association nationale pour le développement de l’ingénierie sociale), il critique aussi la présence marquée de critères liés à la gestion des risques, qui pourrait conduire à des politiques internes plus restrictives s’agissant des personnes accompagnées.

La négation des processus systémiques

Le travail social peut-il être évalué à l’aune de ces critères ? Voilà la question clivante que relance ce référentiel, dont certains craignent qu’il aboutisse à de longs comptes rendus techniques, à l’instar des « rapports de certification » pratiqués dans le secteur sanitaire. « Le fait de décomposer le travail des établissements en de multiples critères ne permettra pas d’apprécier la qualité du travail réalisé qui résulte plutôt de processus systémiques. Parfois, les problèmes des structures tiennent à des modes de management, d’organisation qu’il n’est possible d’approcher qu’à travers le dialogue », attaque Laurent Barbe, évaluateur externe au cabinet Cress. Ne s’intéressant « ni au comment, ni aux ressources des structures », le référentiel risque, selon lui, de hérisser des professionnels aux prises avec des problématiques complexes sur le terrain. Le référentiel inquiète également par le reporting supplémentaire qu’il pourrait générer, puisque « l’évaluation des critères donnera lieu à des plans d’action, sur lesquels nous aurons besoin d’indicateurs », prévoit Nathalie Ferrier, directrice générale de l’Asea 49. Citant l’exemple de la lutte contre le gaspillage, elle craint de devoir être « obligée de produire un document pour attester de pratiques existantes quoique non formalisées ».

Certains pointent malgré tout les apports de ce document unique. « L’évaluation externe sera plus précise, davantage centrée sur les droits et les libertés. Un référentiel venant de la HAS n’aura pas le même statut que celui d’un simple évaluateur. On va vers quelque chose qui va demander beaucoup plus de rigueur », considère Emmanuel Granger, évaluateur externe et directeur du cabinet G Consultant. Directrice de la qualité à l’Agapei, Laurence Mazé voit « beaucoup d’intérêt » à la méthode de l’« accompagné-traceur », qui consiste à recueillir l’expérience d’une personne accompagnée et/ou de ses proches pour évaluer la qualité de l’accompagnement. « Quand on questionnait les pratiques ou règles en matière de prévention des situations de maltraitance, on se référait aux formations, à la procédure interne, aux protocoles de signalement avec les ARS. Là, on devrait s’inscrire dans une démarche plus fine, plutôt que sur de l’analyse de la procédure », estime-t-elle. Reste que cette méthode, issue elle aussi du sanitaire, suscite d’importantes interrogations. « Il n’existe pas d’usager standard dans le travail social mais une grande hétérogénéité de situations », critique Laurent Barbe.

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