« J’étais en visite à domicile chez une dame en grande précarité, lorsque j’ai remarqué qu’elle n’avait rien pour cuisiner, à part des plaques de cuisson. Alors que j’étais venue la voir pour tout autre chose, je me suis lancée dans le projet de lui aménager une cuisine. Peu de temps après, elle a déménagé, laissant derrière elle le frigo et le lave-linge tout neufs. J’étais écœurée. Après réflexion, j’ai réalisé qu’elle ne m’avait rien demandé, que j’avais projeté mes propres codes culturels sur les siens, parce qu’en réalité elle se débrouillait très bien sans tout cet équipement. » A force d’essuyer de telles déconvenues avec les jeunes femmes d’origine subsaharienne qu’elle accompagne, Mélanie Buzaré Reboulleau, assistante sociale de l’association Sol en Si à Marseille, a fini par accepter que d’autres modèles de vie que le sien puissent exister.
Outre l’expérience, compte aussi la capacité à se décentrer pour considérer les cultures étrangères non pas sous l’angle de l’origine, mais à travers tout un faisceau d’éléments singuliers à chaque personne. Tous les professionnels n’ont toutefois pas ce réflexe. « On est en France, et on ne valide pas toute attitude qui serait contraire à notre propre cadre de référence. Derrière une situation culturelle qui nous choque, on va toujours avoir tendance à mettre une signification négative », objective Clotilde O’Deyé, formatrice consultante sur les questions d’anthropologie appliquée et d’interculturalité et auteure d’Accompagner la parentalité en exil(1).
Rôle des parents, place des femmes, relations conjugales, habitudes vestimentaires… Nombreuses sont les situations potentiellement sources de malentendus en contexte interculturel. Aussi convient-il de manifester la volonté d’aller véritablement à la rencontre de l’autre. « Cela suppose, pour les professionnels de terrain, d’ouvrir le dialogue pour, d’une part, refuser de réduire le public accueilli à sa culture supposée et, de l’autre, accepter de décortiquer son propre fonctionnement. Mais ces dernières années, dans le travail social, on s’inscrivait plutôt dans une logique d’intégration républicaine, hostile aux différences entre les cultures. Seules une poignée de personnes motivées osaient aborder des débats sur l’altérité. Heureusement, la prise en compte de l’interculturalité gagne enfin du terrain », retrace Raymond Curie, sociologue et auteur d’un ouvrage sur les nouvelles pratiques interculturelles(2).
Face à cette question, la position des travailleurs sociaux demeure cependant encore trop inégale. Entre ceux qui la critiquent, ceux qui l’acceptent et l’indifférence de certains, il manque, poursuit le spécialiste, « une volonté gouvernementale pour qu’un modèle d’ouverture culturelle émerge » dans les institutions du médico-social. Un blocage qui vient pour partie du fait que beaucoup de professionnels confondent encore interculturalité et laïcité. « Il ne s’agit pas de remettre en cause le cadre laïc dans les établissements, mais de respecter la diversité de chacun afin de contribuer à un “vivre ensemble” satisfaisant. C’est ce que j’appelle la laïcité interculturelle, au sens où l’on peut très bien tolérer un certain relativisme culturel, sans pour autant faire entrave à nos principes républicains », appuie le sociologue.
Une posture qui fonctionne bien sur le papier, reconnaît Alain Defillon, mais qui, en pratique, se révèle plus complexe. « Il ne s’agit pas d’accepter tout et n’importe quoi, tempère ce praticien-chercheur d’un service de prévention spécialisée qui intervient essentiellement dans les quartiers prioritaires de Lyon. On voit bien que persiste encore quelque chose de l’ordre de l’hostilité envers certaines populations à la marge, pour lesquelles la question de l’interculturalité est très souvent reliée à celle de l’islam et du rigorisme religieux. Lorsqu’on creuse un peu, il y a beaucoup de jeunes qui se sentent stigmatisés, alors que si l’on se donne la peine d’aller vers eux avant de se construire sa propre opinion, on se rend compte que les barrières peuvent vite tomber, même à l’égard de ceux qui se définissent eux-mêmes comme très ancrés dans une pratique religieuse. »
Pour y parvenir, quatre principes clés de l’intervention interculturelle prévalent : suspendre son jugement, questionner, expliciter et négocier. Il s’agit aussi de poser des questions ouvertes sans prétendre connaître les réponses, ou d’éviter d’attendre que les réponses de l’autre valident des cases de son propre référentiel de compréhension des choses. Un cheminement qui doit être initié par le travailleur social : à lui de déconstruire ses propres préjugés et projections en lien avec d’autres cultures et de faire preuve de neutralité bienveillante. « Cette démarche très rationnelle ne s’apparente pas à de la gentillesse ou à de la tolérance, comme certains tendent à le penser. Il s’agit en réalité de mener l’enquête pour tenter de cerner de quoi est faite la culture de la personne qu’on a en face de soi. Même dans les cas extrêmes qui nécessitent une intervention d’urgence, il est intéressant de faire des ponts. Mais cela ne s’improvise pas complètement », prévient Clotilde O’Deyé, qui ajoute que, pour que cet exercice ait une chance de porter ses fruits, la personne accompagnée doit également fournir un effort d’adaptation. La formatrice recommande vivement de construire et de proposer des outils de gestion de la diversité dans le quotidien professionnel, de façon à permettre aux différents acteurs d’identifier leurs représentations culturelles avant que celles-ci ne fassent l’objet de conflits. Jeux interculturels, expositions, soirées-débats, sorties… l’éventail d’activités pour mieux affronter les freins culturels est large. A condition, cependant, de pouvoir s’inscrire dans la durée. « Cette approche est relativement chronophage et demande beaucoup de discussions. Soyons francs, on ne peut effectuer un bon travail si tout doit être réglé en quelques mois. Or les travailleurs sociaux manquent souvent de temps. S’impose donc une régulation entre ceux qui peuvent se réinsérer rapidement et ceux qui ont plus de mal à passer de leur monde au nôtre », conseille quant à lui Raymond Curie.
Il s’agit également de penser l’interculturalité en équipe. A l’association Sol en Si, chaque fois qu’un intervenant bute sur une question de cet ordre, assistantes sociales, psychologue et personnel de la crèche se réunissent pour en parler : « Chaque réaction qui, auparavant, nous faisait bondir est sujette à discussion et analysée entre nous. Comme cette maman qui apporte un paquet de chips à son bébé en guise de goûter, ou cette autre qui laisse ses enfants jouer sans surveillance dans la rue. Puis on propose des solutions communes pour amener progressivement ces mères à une compréhension de la façon dont nous fonctionnons en France », décrit Mélanie Buzaré Reboulleau. Autre solution privilégiée par certaines structures : solliciter un médiateur culturel. Il pourra, grâce à une bonne connaissance du pays d’origine des personnes accueillies, dissiper les tensions et les quiproquos liés à la méconnaissance des valeurs et codes culturels respectifs. « Certains parmi ces professionnels sont interprètes, d’autres pas. Tous deviennent des passeurs de liens sociaux. Ce qui ne modifie en rien les attitudes des professionnels, ni ne contribue aux transformations des pratiques. Mais ce rôle de relais est très important pour faciliter la communication et la compréhension entre les publics ou les groupes de cultures différentes », vante Raymond Curie. Reste que les professionnels doivent continuer à se former pour que la question de l’interculturalité ait une chance d’être mieux appréhendée dans le champ de l’intervention sociale. « C’est l’une des clés si l’on veut qu’un jour cette approche infuse l’ensemble des organismes qui ont affaire à des personnes issues de cultures différentes », conclut Clotilde O’Deyé.
Mineurs non accompagnés (MNA), migrants, réfugiés, gens du voyage… Lorsque les personnes étrangères posent un pied en France pour la première fois, elles sont souvent déboussolées, voire traumatisées. « C’est peut-être un peu moins vrai pour les populations africaines. Mais pour les autres, notamment ceux qui viennent d’Afghanistan ou du Bangladesh, le choc culturel est violent. La plupart ne savent d’ailleurs pas ce qu’on fait et attendent qu’on décide à leur place. Nous devons leur apporter une attention plus forte pour faire en sorte qu’ils comprennent comment nous fonctionnons », estime Camille Gardant, éducatrice spécialisée auprès des MNA à Lyon. Des guides pratiques avec des explications traduites en plusieurs langues existent. La limite ? Savoir lire. « On peut aussi avoir recours aux pictogrammes sur des choses basiques, ajoute-t-elle. L’idée, c’est juste de faire l’effort de se mettre à leur place pour que, une fois qu’on a compris d’où on part, on puisse activer les personnes indispensables à leur accompagnement. »
(1) Accompagner la parentalité en exil, Analyse et guide pratique à l’usage des intervenants, C. O’Deyé (éd. Presses de l’EHESP, 2021).
(2) Travail social et nouvelles pratiques interculturelles. Pourquoi et comment prendre en compte l’altérité ?, R. Curie (Ed. L’Harmattan, 2020).