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Travailleurs sociaux : former des bricoleurs réflexifs

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Les enjeux de la formation des travailleurs sociaux sont multiples, évolutifs et complexes. L’auteur invite à les mettre en perspective avec les évolutions du secteur sanitaire et social. Et à reconnaître leurs dimensions relationnelles et subjectives.

« Au cours des siècles, différentes pratiques d’assistance aux pauvres ont existé, inspirées principalement en Europe par la charité chrétienne. Le développement du salariat à l’ère industrielle a entraîné la création des systèmes de protection sociale(1), dont le travail social fut l’une des conséquences. Au XXe siècle, le secteur sanitaire et social s’est défini, diversifié et professionnalisé.

De l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1960, période de gestation du secteur, différentes conceptions se sont affrontées, dans le domaine de l’enfance “inadaptée”, mais aussi au sujet de la formation des éducateurs. D’un côté, des courants idéologiquement plutôt conservateurs, avec une vision normative et paternaliste : la neuropsychiatrie infantile, d’inspiration scientiste, portée par des médecins, ou encore le scoutisme. De l’autre, des courants d’inspiration progressiste, parfois liés au marxisme, comme la psychologie scientifique, représentée par Henri Wallon, ou les mouvements contre les bagnes d’enfants(2). Guidées par des idéaux humanistes, la pédagogie sociale, l’éducation populaire et l’organisation communautaire ont compté parmi les précurseurs du “travail social”. Cette dénomination “ne s’impose, tout relativement, que dans les années 1970” et vient “se démarquer des pratiques assistantielles et normalisatrices”. “Le terme unifie la vision d’un champ jusqu’ici perçu comme éclaté”(3). En France, il vient regrouper différentes professions. Entre-temps, ces métiers ont été reconnus au travers de diplômes nationaux : 1932, assistant de service social ; 1967, éducateur spécialisé ; 1970, moniteur-éducateur ; 1973, conseiller en économie sociale et familiale.

A partir des années 1980, les identités professionnelles des travailleurs sociaux ont été impactées par les transformations socio-économiques et politiques : accroissement du chômage et hausse du nombre des travailleurs pauvres, globalisation, creusement des inégalités sociales, phénomènes de ghettoïsation et de violences urbaines, vieillissement et diversification de la population européenne. C’est aussi une période de transformation des structures sociales. La crise du lien social a confronté les travailleurs sociaux à de nouvelles problématiques, à un contexte plus instable, à des situations plus complexes. Les demandes d’intervention se sont multipliées et diversifiées. A l’inverse, ils ont dû aussi “aller vers” des publics ne recourant pas aux dispositifs existants.

Différentes évolutions du secteur

Plusieurs phénomènes politiques ont eu un impact important : la montée en puissance de l’idéologie néo-libérale, qui s’est traduite par la mise en place de la “nouvelle gestion publique” dans la gouvernance des Etats(4) ; l’introduction de méthodes de management inspirées des entreprises privées et un mouvement de fusion favorisant la prépondérance des grosses associations. En France, l’Etat a transféré des compétences aux collectivités territoriales avec les lois de décentralisation, et les politiques de la ville ont promu une nouvelle approche : l’intervention sociale, qui se veut plus efficace, de courte durée, proche des réalités locales, portée par une multitude de métiers précaires.

Le secteur a continué d’évoluer, avec le développement des “services à la personne”, la volonté de décloisonnement du sanitaire et du social et, au niveau européen, la libéralisation économique des services d’intérêt général dans le cadre du marché des services.

Dans le même temps, la commande publique s’est affirmée, en particulier via l’obligation d’évaluation et le recours aux appels à projets. Les politiques publiques promeuvent l’inclusion, la participation des personnes concernées, et suivent de plus en plus les injonctions à la désinstitutionnalisation(5). Le secteur continue de s’étendre et le nombre de travailleurs sociaux s’accroît. Mais la logique de construction organisationnelle et un discours gestionnaire semblent l’emporter sur celle de construction professionnelle.

“Dans beaucoup d’autres pays, les étudiants reçoivent une qualification générale qui leur donne officiellement les compétences requises pour une large gamme de pratiques du travail social”(6). Dans différentes langues, le “travailleur social” renvoie à un métier rattaché à une qualification reconnue, après des études de trois à quatre ans, avec une alternance entre stages et cours, et des possibilités de spécialisations en cours de cursus. Pas en France : l’idée d’un travailleur social unique et polyvalent est ancienne, mais toutes les tentatives pour une reconnaissance via un statut légal ont avorté(7).

Les années 2000 ont vu une importante refonte des métiers avec l’introduction des référentiels de compétences : 14 diplômes du travail social, rénovés ou nouvellement créés, ont été répertoriés par le code de l’action sociale et des familles (chiffre ramené à 13 en 2016, avec la création du diplôme d’accompagnant éducatif et social). En 2018, la réforme s’est poursuivie suivant la logique du processus de Bologne (rapprochement des systèmes d’études européens) : les diplômes d’AS, ES, ETS, EJE et CESF accèdent au grade de licence. Cela s’est également traduit par un rapprochement avec les universités, un adossement renforcé à la recherche, l’obligation d’enseignement d’une langue étrangère, une plus grande place du numérique dans les contenus de formation. Bien que l’idée d’un seul diplôme par niveau n’ait finalement pas été retenue, un socle commun à ces cinq certificats a été institué dans le cursus de formation.

Parallèlement, la formation s’est nourrie des expérimentations de terrain et de l’apport des différentes sciences humaines et sociales, tout en étant traversée par leurs controverses. Elle doit aussi promouvoir la participation des personnes concernées.

Malgré l’émergence d’un discours managérial promouvant la créativité, les procédures et le travail prescrit prennent une place croissante dans l’exercice professionnel des travailleurs sociaux. Cela pourrait favoriser une conception très “techniciste” de leur formation. Pourtant, dans sa pratique quotidienne, le travailleur social affronte souvent des situations imprévues, et son action se trouve tiraillée entre des forces contradictoires (ses missions et contraintes institutionnelles, les problématiques singulières des personnes accompagnées, les attentes de différents acteurs…). Il est confronté au doute. La crise actuelle, sanitaire, mais aussi économique, sociale et écologique, n’est pas de nature à réduire l’incertitude ! Tout cela pousse nombre de formateurs à chercher à développer chez les futurs professionnels une posture de “praticien réflexif”(8), consistant à réfléchir sur son action, mais aussi au cours de celle-ci, pour l’ajuster. Pour Sylvie Mezzena(9), il est même nécessaire d’aller au-delà, intégrer la dimension de non-maîtrise de l’activité professionnelle, le savoir-faire étant incorporé, bien souvent non réfléchi. De nature pratique, il prend la forme d’un bricolage ; il engage le corps et se développe essentiellement par la mise en situation.

Dans les métiers de l’intervention sociale, la relation est centrale, mais sa dimension psycho-affective et subjective la rend indicible, difficilement analysable et transmissible. Des chercheurs canadiens ont mis en avant que la relation en travail social possède une autre facette, moins visible, mais tout aussi fondamentale : la médiation. Ils proposent de donner à cette dernière “le statut de fondement pour toute pratique à la frontière de l’espace privé et de l’espace social et ayant une finalité sociale de transformation”(10). Selon eux, cette dimension sociale de la relation serait davantage analysable et explicitable ; les savoir-faire professionnels qui s’y rattachent, en étant mieux connus, pourraient être transposés dans la formation. Cette piste de recherche devrait être un vivier pour celle-ci, mais aussi une source d’espoir face au malaise identitaire des travailleurs sociaux, à qui il est parfois fait reproche de ne pas savoir expliquer clairement ce qu’ils font dans leur travail ! »

Notes

(1) Voir notamment R. Castel, « Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat » – Ed. Fayard, 1995, p. 519 à 620.

(2) Pour plus de précisions, voir M. Pouteyo, « La formation des travailleurs sociaux, retour sur une guerre de positions (1940-1960) » – Le Sociographe 2018/5, n° hors série 11, p. I à XXVII.

(3) M. Autès, « Les paradoxes du travail social » – Ed. Dunod, 2013, p. 48 à 52.

(4) M. Bellot, C. Bresson et C. Jetté, « Le travail social et la nouvelle gestion publique » – Ed. Presses de l’université du Québec, 201.

(5) Avec notamment, en 2019, le rapport de la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées.

(6) E. Jovelin, « Le travail social en Europe. Quelles formations, quelles pratiques, quels modèles ? » – Vie sociale et traitements 2014/2, p. 26-32.

(7) C. Sédrati-Dinet, « Travailleur social unique : une histoire qui se répète » – ASH 2016, n° 2952, p. 34.

(8) Suivant le titre de l’ouvrage de Donald A. Schön, « Le praticien réflexif. A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel » – Ed. Logiques, 1994.

(9) S. Mezzena, « L’expérience du stagiaire en travail social : le point de vue situé de l’activité » – Pensée plurielle 2011/1, n° 26, p. 37-51.

(10) I. Chopinera, Y. Couturier et Y. Lenoir, « Pratique de médiation ou pratique médiatrice ? La médiation comme cadre d’analyse de la pratique professionnelle des travailleurs sociaux » – Nouvelles pratiques sociales 2009, vol. 21, n° 2, p. 31-45.

Contact : lionel.fraisse@laposte.net

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