Aujourd’hui est un jour spécial. Gros gâteau et petits cadeaux, flonflons et cotillons, monsieur Buglosse fête ses cent ans. Cent ans et plus une seule dent, mais son rire reste charmant et ses yeux sont si pétillants ! Cent ans, veuf depuis plus de trente ans, mais encore père, grand-père, arrière-grand-père, et plus encore, d’une tribu éparpillée aux quatre coins du monde. Cent ans dont presque quinze en Ehpad, notre plus vieux et ancien pensionnaire a vu défiler soignants et résidents, et toujours, toujours, il a su se faire apprécier de tous. De presque tous.
Monsieur Buglosse, c’est le résident idéal, c’était le voisin parfait, le mari aimant et le père modèle. C’est cet homme que tout le monde a toujours apprécié, parce qu’il était toujours serviable, affable et adorable. Presque toujours. Serviable avec ses voisins, affable avec les commerçants, adorable avec sa famille, tout le monde peut en témoigner. Presque tout le monde.
Et abominable.
Mais ça, seule Sarah pourrait en témoigner. Parce qu’elle n’a pas oublié, Sarah, le bruit des bottes, la porte qui s’ouvre avec fracas, les cris de son père et les suppliques de sa mère, tandis qu’elle, cachée chez la voisine, se taisait, terrorisée. Monsieur Buglosse, le charmant centenaire, n’a pas toujours été cet homme si parfait, si charmant. Monsieur Buglosse a dénoncé ses voisins juifs, et Sarah n’a plus jamais revu ses parents.
« Ce type mérite de mourir dans d’atroces souffrances, et nous, nous faisons tout pour qu’il vieillisse dans la douceur », me dit parfois ma collègue. « Votre problème à vous, ce n’est pas de savoir ce qui est juste ou non, votre seul problème, votre raison d’être, à vous, soignants, c’est de soigner »(1), nous enseigne notre cadre quand nous lui faisons part de nos états d’âme.
Sarah, elle, ne dit jamais rien. Dans la chambre voisine, elle se tait. Monsieur Buglosse ne l’a pas reconnue, mais elle, la petite fille devenue vieille, n’a pas oublié le visage de l’homme qui a dénoncé sa famille.
Monsieur Buglosse a beau avoir le sourire charmant et les yeux pétillants, il n’en reste pas moins dépendant. Sa vie dépend de nous, soignants attentifs et dévoués, sa vie dépend de nos gestes et de nos soins, parce qu’à cent ans et plus une seule dent monsieur Buglosse est dépendant, incontinent et un peu dément.
Alors, tous les jours, dans une douceur répétée à l’infini, nous prenons soin de lui. Doucement, nous entrons dans sa chambre. Doucement, nous lui parlons, nous prenons soin de lui… Et, tout au long de la journée, nous ne sommes que douceur et soins, douceur et sourires, douceur, douceur, douceur…
Alors parfois, oui, j’avoue, j’ai envie d’être moins douce. Parfois, oui, je le confesse, j’ai envie de lui chantonner tout doucement : « Elle s’appelait Sarah, elle n’avait pas 8 ans. Sa vie, c’était douceur, rêves et nuages blancs. Mais d’autres gens en avaient décidé autrement » … Mais je ne le fais pas. Parce que je suis soignante. Parce que je prends soin de l’orpheline et du délateur, de la victime et du bourreau, et aussi des vieux salauds.
(1) « Ton problème à toi, ce n’est pas de savoir ce qui est juste ou non, ton seul problème, ta raison d’être, à toi, avocat, c’est de défendre » – Extrait de L’exécution, de Robert Badinter (éd. Grasset, 1973).