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“L’obsolescence programmée des salarié”

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A en croire le nombre croissant de salariés fragilisés, le bonheur au travail ne serait qu’une coquille vide destinée à masquer la dégradation des conditions d’exercice et à reporter les responsabilités sur les seuls individus.
La souffrance au travail semble prendre de l’ampleur. Est-ce une réalité ?

Sans rentre dans le détail des chiffres, toutes les enquêtes européennes indiquent une augmentation des plaintes concernant la santé psychique. Cela ne signifie pas que les problématiques traditionnelles d’accidents ou de maladies professionnelles aient disparu mais la part du stress, du burn-out, de l’épuisement progresse. Les chercheurs en sciences sociales convergent pour dater le point de bascule dans les années 1980-1990. Un changement managérial s’opère alors, avec de plus en plus d’individualisation du travail et de sollicitations mentales qui cheminent et sont actionnées par différents leviers. Avant cette période, par exemple, on avait des évaluations d’équipes, de services ou de départements. Aujourd’hui, elles sont individuelles et mettent en concurrence les salariés d’un même service. Il y a une dilution du collectif. Or celui-ci permet de tenir. Même si le groupe engendre de la conflictualité, il s’avère utile par son côté aidant et questionnant. Une des spécificités du management aujourd’hui est justement de vouloir tout aseptiser. Surtout pas de conflits, il ne faut que des émotions positives. Mais ce monde n’existe pas, ce serait d’ailleurs ennuyeux. L’intérêt du travail est de se heurter, d’évoluer.

Quelles sont les conséquences de cette bascule managériale ?

Les directions renvoient aux salariés la certitude qu’ils ne veulent pas s’adapter au changement. Mais ce n’est pas vrai. C’est seulement que les transformations qu’elles proposent ne sont pas motivées par des éléments qui le nécessitent. Ce n’est pas une contestation du changement. Mais, à force de vouloir évacuer toute discussion autour des rapports de travail, on ne débat plus de ce qui constitue le cœur du travail. En lieu et place, on a des outils quantitatifs d’évaluation, de rentabilité, de productivité, des contrats d’objectifs souvent déconnectés de la réalité. Le travail n’est plus pensé alors qu’il est important dans le quotidien de chacun. Les salariés deviennent une variable d’ajustement et n’ont plus de vision globale de leur activité tant celle-ci est fragmentée, segmentarisée. Ou alors ils sont évalués sur des critères qui ne font pas sens. Comme dans le secteur sanitaire et social où les professionnels sont jugés sur le nombre de coups de téléphone passés, de dossiers étudiés, d’actes réalisés… Mais jamais sur la qualité du bien-être et de l’aide apportée.

Pourtant, on n’a jamais autant parlé de bonheur au travail…

Effectivement, on est sur cette espèce de mythe : il faut être heureux, s’épanouir au travail. C’est une injonction. On vend l’image d’entreprises libérées avec des distributeurs de M&M’s, des baby-foot au bureau… Ce ne sont que des affichages, car derrière les conditions de travail n’ont pas été modifiées. Au contraire, elles se sont parfois durcies. Sous couvert d’un aspect ludique, il y a moins de complaisance sur les résultats attendus. La valeur principale au travail réside dans la toute-puissance du quantitatif : ce qui n’est pas chiffrable, évaluable, mesurable, n’existe pas. Cela pose un problème, particulièrement dans les métiers de contact où une grande partie des tâches relève de l’indicible. Tout n’est pas convertible en chiffres. C’est une négation de la qualification et de la professionnalisation de nombreux salariés. Car ce qui n’est pas objectivable est difficilement reconnu. On retrouve ce phénomène chez les soignants et les travailleurs sociaux. L’impact de ce management sur leur santé psychique est minimisé. Les individus ne peuvent pas en sortir indemnes. Ils sont tiraillés entre la volonté de bien accomplir leur travail, d’où un sur-engagement pour répondre à leurs valeurs, et celle d’être loyal à leur employeur et de répondre à ses exigences. Mais quand celles-ci ne correspondent pas à leur éthique, ces dissonances cognitives sont délétères pour la santé.

La santé au travail n’est-elle donc pas une question de responsabilité individuelle ?

La pensée dominante veut que si les choses vont mal, c’est la faute du salarié. Ce dernier a intégré qu’il était seul face à ses réussites ou ses échecs. Il est normé de l’intérieur. C’est une manière de masquer le délitement des conditions de travail. Quand on demande aux infirmières de travailler toujours plus avec moins, on dénie leur compétence qui suppose aussi de poser la main sur l’épaule du patient, de trouver le bon mot au bon moment afin qu’il accepte le soin. L’absence de prise en compte de cette dimension qualitative épuise les salariés. Ils doivent endurer psychiquement. Une rhétorique sur le travail s’est développée autour de la performance, la réussite individuelle, le dépassement de soi… par la mobilisation du mental. Il faut être adaptable, flexible… L’idéologie du savoir-être a infusé les esprits au détriment du savoir-faire. Il n’y a qu’à voir le succès des formations sur la gestion du stress, des émotions, sur la confiance en soi. Décrypter ainsi la réalité du travail est terrible. Pendant que l’on parle de ces artefacts, on passe sous silence le fond, c’est-à-dire ce qui structure le travail d’un point de vue systémique. La focale se pose résolument sur l’individu au lieu d’interroger l’organisation. Cela se traduit par de la fatigue, de l’usure, du turn-over, des burn-out, des troubles cardiaques, anxio-dépressifs, musculo-squelettiques, voire des suicides dans les cas extrêmes.

Le terme de burn-out n’est-il pas un peu galvaudé aujourd’hui ?

Le burn-out relève d’une définition bien précise. Cependant, à force de l’utiliser pour tout et n’importe quoi, il devient un mot-valise qui banalise et opacifie la gravité des maux en les déliant des contextes professionnels qui en sont porteurs. C’est presque devenu un logo marketing. La même chose existe pour le stress, que l’on a mis à toutes les sauces et qui a perdu de sa substance. La santé a été dépouillée de son contenu comme le travail. On parle de bien-être, de qualité de vie, d’épanouissement personnel, de psychologie positive. Autant de pare-feux subjectifs, impossibles à définir de façon standardisée, voilant les véritables problèmes de santé en lien avec le travail.

Faut-il revisiter les théories de la santé au travail à l’aune de ces changements ?

D’une manière générale, il y a peu d’attention et de suivi vis-à-vis de cette question. Par ailleurs, l’externalisation de certaines activités noie les responsabilités. Au lieu d’être occultée, la santé doit être remise au centre de la pensée managériale car cela coûte aux entreprises. Il s’agit donc d’une variable déterminante pour elles. On parle de robotisation, de numérisation mais on se situe aussi dans une sorte d’obsolescence programmée des salariés. Le pouvoir actionnarial est devenu prioritaire. L’entreprise ne sert plus les salariés mais les actionnaires. Il est urgent que les instances représentatives du personnel et les syndicats se réinventent. La pression du chômage est telle qu’ils ont loupé le coche et sacrifié le travail sur l’autel de l’emploi.

Maître d’enseignement

et de recherche à l’université de Fribourg en Suisse, Sophie Le Garrec a dirigé le livre Les servitudes du bien-être au travail (éd. érès, 2021).

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