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Graine de rugby transforme l’essai

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Dans le département du Nord, Julien Cacciapaglia a lancé l’association Graine de rugby. Son ambition : utiliser ce sport à la fois comme vecteur d’intégration pour les mineurs non accompagnés et comme moyen de favoriser l’apprentissage de l’égalité filles-garçons.

Le temps est étonnamment doux et le ciel bleu domine en ce mercredi matin à Maubeuge, dans le Nord. Sur le terrain de rugby de cette ville de 30 000 habitants, située à proximité de la frontière belge, se mêlent les joueurs du cru et de nouvelles recrues, arrivées en France il y a quelques mois, quelques années tout au plus. Ces « mineurs non accompagnés », comme on les appelle, ont entre 15 et 18 ans et viennent du Pakistan, de Côte d’Ivoire ou encore de Tunisie et du Maroc. Ils sont pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE) via le dispositif d’accueil et d’hébergement pour mineurs non accompagnés (Dahmna) et l’Alefpa (Association laïque pour l’éducation, la formation, la prévention et l’autonomie). Cinquante-neuf d’entre eux sont hébergés au sein de l’antenne de Maubeuge, soit en logement collectif soit en autonomie dans des colocations.

Crampons aux pieds, ils sont une petite dizaine à avoir répondu présent quand Julien Cacciapaglia, fondateur de l’association Graine de rugby, leur a proposé de découvrir cette discipline avec les clubs de la ville, le RC Sambre Maubeuge. Résultat, c’est un groupe atypique qui s’entraîne aujourd’hui : des moins de 14 ans, des femmes, des joueurs seniors… Il y a Abdoul, qui court plus vite que son ombre, Badr, le Marocain blagueur, Juliette, leur éducatrice, et aussi Laura Thomas. Cette dernière, 21 ans, sifflet autour du cou et short bleu, est la coach de l’équipe. C’est l’un des principes portés par Julien Cacciapaglia : « Les entraînements sont obligatoirement mixtes parce qu’on veut travailler aussi l’insertion et l’émancipation des jeunes filles. Le plus souvent, c’est une femme qui entraîne », précise ce féru de ballon ovale. « Intégrer des filles change la donne, car le rugby est plutôt un sport masculin, voire macho. Mais là, tous m’ont plutôt bien accueillie, ils ont été attentifs », assure Laura Thomas, entraîneure du jour et étudiante en Staps (sciences et techniques des activités physiques et sportives).

« Etre dirigé par une femme, ce n’est pas un problème », estime Badr. Le jeune Marocain de 18 ans, arrivé en France il y a un an et demi, est l’un des plus assidus. « Avant d’arriver ici, je n’avais jamais joué au rugby. Mon truc, c’était le basket. Je comprends les règles, mais pas à 100 % », plaisante-t-il en promettant de s’accrocher. S’il affirme avoir été bien intégré, il reconnaît avoir du mal à retenir tous les prénoms. Jérémy, à l’inverse, a déjà été rebaptisé. L’Ivoirien de 18 ans a débarqué en Europe après un périlleux périple en Méditerranée, et a finalement atterri à Maubeuge, « pour un meilleur futur ». Sur cette pelouse du stade du Pont-Allant, avec son tee-shirt de sport noir et ses chaussettes rouges, celui que l’on surnomme « Jérem » évolue comme un poisson dans l’eau, n’hésitant pas à sauter sur le dos de ses coéquipiers. Les joueurs l’identifient facilement et l’impliquent dans le jeu. « Jérémy, il faut toucher à deux mains sinon ça ne compte pas ! » lui crie Laura Thomas. « J’aime le rugby, car c’est un sport avec des valeurs, et puis ça réunit toutes les nationalités, alors que d’autres disciplines, comme le tennis, sont beaucoup plus fermées », analyse le garçon. Jérémy a un avantage par rapport aux autres jeunes accompagnés par la structure : il parle un français parfait. « Dès ma deuxième séance, j’étais bien avec tout le monde », rigole-t-il.

Ce n’est pas Raphaël qui dira le contraire. Le rugbyman maubeugeois de 17 ans a choisi de s’impliquer dans l’association Graine de rugby. « J’aime beaucoup le contact avec les personnes différentes et, en particulier celles en difficulté. Si on ne leur proposait pas d’activités, elles seraient peut-être là à traîner dans la rue, à s’ennuyer », détaille le lycéen. C’est d’ailleurs dans la rue que les deux jeunes hommes sont passés de coéquipiers à copains. « Je cherchais le centre des impôts quand j’ai croisé Raphaël. C’est lui qui m’a indiqué comment m’y rendre », raconte Jérémy. Depuis, les deux garçons se fréquentent en dehors des entraînements. « Jérem, on l’a apprécié tout de suite parce qu’il est efficace sur le terrain et nous, on aime ça », reconnaît, sportif, Raphaël. « Le rugby brise les barrières et nous fait oublier qu’on vient d’arriver. Et puis on y prend plaisir », renchérit Jérémy, qui nourrit le secret espoir de devenir joueur professionnel.

Juliette Dehainaut, l’éducatrice spécialisée en stage dans la structure de l’Alefpa depuis septembre, ne peut que constater une évolution positive chez les jeunes. « Le rugby permet de se défouler, de penser à autre chose. Par exemple, les Bangladais ne faisaient pas beaucoup de sport. Là, ils sont impliqués. Et en plus de l’aspect sportif, il y a la dimension sociale qui les aide à s’ouvrir aux autres. Leur rapport aux femmes a également changé. Lorsque le dispositif a été lancé, quand je jouais avec eux, ils n’osaient pas me toucher. Maintenant, ils veulent plaquer tout le monde », affirme-t-elle en souriant.

Raffuter barrières et préjugés

Les jeunes râlaient aussi s’ils n’étaient pas dans la même équipe, « alors que maintenant c’est le contraire », lâche la stagiaire qui les accompagne depuis le début. Francis Kombo, son supérieur, est le chef de service du dispositif Dahmna de l’Alefpa de Maubeuge. Il a accepté de participer au projet Graine de rugby car il présente, selon lui, l’avantage de prendre en considération la spécificité des MNA, mais aussi de développer la tolérance envers les femmes. « Nos jeunes ont une véritable volonté de s’insérer, de réussir en France et de voir leurs projets aboutir. Cela passe par une ouverture au territoire. Alors, le rugby s’est imposé comme une plus-value à tous points de vue », assure-t-il. Et d’ajouter : « L’idée consiste aussi à déconstruire les préjugés, le regard qu’on porte sur ces jeunes, les représentations malveillantes, alors qu’ils ont plein de choses à partager. »

Avec deux séances par semaine, et en pleine crise sanitaire, les entraînements de rugby, totalement gratuits pour les jeunes, offrent un espace de détente bienvenu. Mais, au-delà de cet objectif, Julien Cacciapaglia a de grandes ambitions pour l’avenir : « Dans six mois, on regardera qui aura été assidu à l’entraînement et on offrira une licence au club à ceux qui le désirent. » Graine de rugby compte aussi parmi ses membres des bénévoles chargés de l’insertion professionnelle et souhaiterait bientôt servir de vecteur entre les jeunes migrants et les entreprises locales, dont certains responsables jouent au rugby. « L’objectif est surtout qu’ils ne se retrouvent pas à la rue. Pourquoi ne pas les former à l’arbitrage ? suggère le fondateur de l’association. Ils gagneraient ainsi un peu d’argent et puis ça résoudrait un autre problème : il n’y a aucun arbitre “de couleur” dans tous les Hauts-de-France. »

A 35 ans, Julien Cacciapaglia semble avoir déjà vécu plusieurs vies. Infirmier de formation, le Maubeugeois quitte sa ville « trop petite pour lui » pour s’impliquer au sein de l’association Caméléon, contre les violences sexuelles envers les enfants, aux Philippines. Là-bas, il est coordinateur sportif auprès des jeunes orphelines prises en charge par l’association. Il mise alors sur le rugby : « Elles étaient souvent victimes d’abus sexuels et de violences. Le rugby leur permettait d’évacuer leur colère. » Très vite, les jeunes femmes accrochent et se retrouvent même à participer aux championnats nationaux.

« Graine de championne »

Contraint de rentrer en France à cause de l’épidémie de Covid-19, le sportif ressent le besoin d’être utile et décide, à nouveau, de se servir du rugby. Il développe alors « Graine de championne », un programme qui se décompose sur trois ans (jusqu’à la Coupe du monde de rugby en 2023) et propose de découvrir le ballon ovale sous le prisme de l’égalité entre les femmes et les hommes, avec des filles sur le terrain, placées comme capitaines. « Nous voulons expliquer qu’un garçon peut aimer la danse et une fille la boxe », détaille Julien Cacciapaglia. Avec une quinzaine de bénévoles actifs, l’association intervient dans une trentaine de structures du département : centre sociaux, maisons des jeunes et de la culture… Un partenariat est créé entre chacune d’entre elles et le club de rugby local. « La seule condition, c’est qu’il y ait des femmes. Dans certains quartiers, nous rencontrons plus de difficultés lors de nos interventions. Par exemple, certains jeunes refusent de jouer avec les filles. Mais on impose un cadre, s’ils ne le respectent pas, ils sont exclus. L’idée consiste à faire évoluer les mentalités. C’est plus facile que chez les adultes », rappelle l’initiateur du projet.

Direction Fourmies, ville de 12 000 habitants et symbole de la lutte ouvrière, connue pour la fusillade de 1891 qui coûta la vie à neuf grévistes pacifiques. Une vingtaine de jeunes du centre social de la ville participent à l’entraînement de l’après-midi. Julien Cacciapaglia les répartit en petits groupes à l’aide de deux rugbymen du club. En respectant la parité : cinq filles, cinq garçons. Idem pour les exercices d’initiation, après un petit topo sur l’égalité et les valeurs du rugby – la tolérance, le respect – Julien, Tony et Alex, les coachs du jour, créent des binômes mixtes pour enseigner la passe en arrière. « Y en a une, elle parle trop dans mon équipe », glisse l’un des jeunes. Bien qu’elle soit nommée capitaine, Emi, bien positionnée sur le terrain, ne peut que constater que les garçons lui ont rarement passé le ballon : « On a demandé plusieurs fois la balle mais ça n’a pas marché », regrette-t-elle. « C’est parce qu’on préfère marquer », rétorque Matteo, qui n’a pourtant pas transformé l’essai pendant le match. « Nous, les filles, on nous dit qu’on court moins vite, qu’on est moins efficaces. On finit par y croire, même si on sait que ce n’est pas vrai », précise la jeune fille.

Pour Mickaël Delavallée, référent jeunesse du centre socio-culturels de Fourmies, l’opération « Graine de championne » présente plusieurs atouts. « Les idées reçues sont très ancrées, et il n’est pas évident de changer les mentalités. Certains garçons refusent de faire la vaisselle, affirmant que c’est aux filles de le faire. On lutte contre les présupposés, on essaie de sensibiliser. Dans nos services, les jeunes sont habitués à faire des activités en mixité mais cela demande un effort à certains. Fourmies est une ville enclavée. L’un de nos objectifs est vraiment de permettre à ces jeunes de s’ouvrir culturellement », conclut le référent.

Derrière tout le processus, il y a bien la volonté de brasser les publics. « L’idée pour ceux qui continueront, c’est que vous allez jouer contre les équipes des autres villes, des autres quartiers », explique Julien Cacciapaglia au groupe de jeunes. Il se pourrait même que quelques-uns puissent participer à un tournoi en lever de rideau d’un match de la Coupe du monde de 2023 au stade Pierre-Mauroy de Lille. « Ça vous dirait ? », interroge le président de Graine de rugby. Soudain, les yeux brillent, remplis de possibles et de rêves de sportives et de sportifs. « Oui ! », s’exclament-ils d’un seul cri.

Reportage

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