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« En établissement, on se méfie du rire »

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Dans son ouvrage « Rire contre la démence »(1), publié en 2002, Natalia Tauzia décrivait comment les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’une pathologie apparentée retrouvaient la parole grâce au rire. Vingt ans après, elle défend une démarche de bientraitance, dont les établissements ne s’emparent guère.
Votre ouvrage s’appuie sur une expérience menée à La Rochelle, au sein d’une unité de long séjour. En quoi consistait-elle ?

J’ai travaillé pendant près d’un an avec un groupe ouvert d’une dizaine de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de pathologies apparentées. Le rire est venu par hasard. Mon objectif initial était de trouver les techniques relationnelles pour communiquer avec ces personnes qui ne parlaient plus. J’ai essayé plusieurs choses. Je me suis rendu compte que le fait d’accentuer les gestes et les traits du visage provoquait un effet amusant. Je leur ai ensuite montré des sketchs de comiques de leur époque. Elles restaient impassibles à cet humour qu’elles ne comprenaient pas. Puis, je leur ai montré Un régiment qui passe, de Fernand Raynaud. Dans ce comique de gestes, qui met en scène plusieurs personnages de défilés militaires, l’acteur imite de façon muette des catégories de population, en jouant sur une accentuation des expressions du visage. Ce sketch a capté l’attention du groupe. Les personnes se sont mises à rire. Mais pas toutes des mêmes choses. Certaines s’attachaient aux jambes, d’autres aux mains des personnages. Elles riaient sans avoir une vision globale du personnage.

Comment le travail s’est-il poursuivi ?

De cette expérience, nous avons créé un espace de jeu, en partant de l’histoire d’une dame qui parlait d’un ancien amoureux devenu danseur de tango. A ce fil conducteur, on ajoutait des détails : une rose entre les dents par exemple. Pendant une dizaine de minutes, j’incarnais par le mime ce personnage fantasmatique, de plus en plus comique. Et cela déclenchait l’hilarité générale chez ces personnes qui, rappelons-le, ne parlaient pas. Tout au long de l’année, j’ai mis en place un cadre de rencontres régulières. Quand elles me voyaient arriver, elles ne pouvaient pas dire qui j’étais mais elles esquissaient un sourire. Il y avait une attente comique, comme quand on revoit un vieux film dont on ne se souvient plus du titre, mais dont on se rappelle qu’il est drôle. Leurs yeux pétillaient, le langage corporel s’activait. Elles se dévisageaient, alors que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ont pour particularité d’éviter de se regarder entre elles. Cette expérience m’a profondément marquée.

Comment expliquer ces rires ?

Une des hypothèses, pour reprendre le travail d’Henri Bergson, c’est que l’effet comique est induit par une vision mécaniste du corps humain, qui deviendrait indépendant de l’âme, avec son propre fonctionnement. Il y a un lien avec l’enfance et la théorie freudienne. Ces personnes atteintes de troubles neurodégénératifs ont pu relier un corps humain par morceaux avant d’y voir une personne entière. C’est ce qu’on appelle le travail de « réintrication pulsionnelle ». Afin de grandir sur le plan psychique, l’être humain rassemble les objets partiels pour comprendre que le sein, par exemple, est relié à la mère. Dans la maladie d’Alzheimer, ce qui s’est construit dans l’enfance se déconstruit comme si on remontait une frise chronologique. J’ai observé que le rire était un puissant levier pour passer des objets partiels à un objet total. Ces personnes ont parlé du pied, de la main, puis du personnage entier, à travers des souvenirs : l’armée pour certains, la danse pour d’autres. Elles ont repris la parole pour dire « je » et « vous », et retrouvé une identité en réintriquant toutes les dimensions des objets partiels.

Que signifiait ce rire ?

Par le biais du rire, ces personnes déposaient leurs angoisses. Il avait un effet de décapsuleur. Comme s’il libérait ce bouchon qui entravait jusque-là la parole. Le premier flot de mots était lié au sentiment d’être enfin écouté. Marqueur social, le rire réinscrivait les personnes dans la communauté humaine et les ramenait à elles. Elles arrivaient à communiquer, à partager quelque chose de l’ordre du plaisir, alors qu’en plus de leurs troubles neurodégénératifs, elles vivaient une détresse relationnelle, comme souvent dans ces services de soins. Ce réancrage identitaire avait un effet valorisant, narcissique, qui les ramenait à elles.

Quelle était la finalité de votre travail ?

Mon objectif était de déclencher la parole. Et ce rire a eu un effet libérateur. Les personnes que je suivais ont recommencé à parler. Et quand elles le faisaient, c’était pour évoquer leurs angoisses de mort. Elles exprimaient combien leur quotidien était triste : « On ferait mieux de mourir », disaient-elles. A partir de là, on a recréé une communauté humaine. Alorsqu’elles étaient redevenues une, qu’elles avaient retrouvé la parole, le travail de psychologue pouvait commencer. Elles ont fini par se nommer, par avoir des discussions. Ce cheminement génère du mieux-être mais il faut accepter d’en passer par une période déagréable, où le rire s’arrime à la pulsion de mort. En cela, mon travail est différent de celui des clowns ou du yoga du rire [lire page 14]. Il ne s’agit pas de rire pour rire. Mais d’utiliser un médiateur dans la communication et la relation.

Quelles applications concrètes faites-vous de ce rire ?

Il fait partie de ma caisse à outils. Et je l’intègre de manière diffuse à ma pratique, notamment celle de formatrice en gérontologie lorsque j’aborde la prévention de la maltraitance, la prise en charge non médicamenteuse. Ma démarche s’inscrit dans celle que développe par exemple Nicole Poirier, avec Carpe Diem [lire ASH n° 3087]. Il s’agit de donner plus de place au vivant, au familier, à l’animation au sens de la « vie animée ». Les Ehpad qui modifient leur vision de la maladie d’Alzheimer obtiennent des résultats. Lorsqu’on adapte l’environnement à la maladie, qu’on individualise la prise en charge, qu’on choisit d’accompagner les résidents la nuit pour répondre aux problématiques d’inversion du rythme que rencontrent les patients. Les troubles du comportement diminuent, et la consommation de psychotropes avec. Le rire s’inscrit dans cette démarche de bientraitance. J’ai recouru au rire dans un cadre d’un travail de recherche, mais on peut l’activer de différentes façons. Tout dépend du degré d’acceptabilité de l’établissement et si on se sent à l’aise. Il est important de libérer sa créativité et de l’utiliser comme un outil supplémentaire à sa disposition. Mais encore faut-il le manier avec délicatesse, savoir ce qu’on fait, sur quels mécanismes on joue.

Les établissements sont-ils prêts à activer le rire ?

Le rire fait peur. Il a toujours eu une fonction subversive. En institution, on n’est pas censé beaucoup rire. L’employer impose de se départir de cette dissymétrie soignants/soignés, je sais/tu ne sais pas, encore à l’œuvre. Surtout, il n’est pas compatible avec l’évolution du secteur, qui a importé les techniques de management du privé, et demande toujours plus de protocoles, de contrôle de la qualité, en perdant de vue l’humain. Faire la promotion de ces techniques de rire, c’est loin d’être évident : il faut lâcher du lest sur l’hyper-contrôle. Ce rire a tout intérêt à être réhabilité aussi auprès des adolescents. Il faut s’inquiéter d’un ado qui ne rit plus, ne pratique que l’humour noir, grinçant ou l’autodérision. Dans les établissements sociaux et médico-sociaux, on a érigé en dogme les activités sportives, avec cette idée de vider la tête. Et on se méfie du rire. Or, on aurait tout intérêt à le développer auprès d’un public empreint de tabous, de refoulements, et qui joue plus avec le rire triste qu’avec le comique.

Notes

(1) « Rire contre la démence. Essai d’une thérapie par le rire dans un groupe de déments séniles de type Alzheimer­ » – Ed. L’Harmattan, 2002.

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