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Accompagnement : l’essence de l’humour

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Plus qu’une simple qualité personnelle, l’humour est un atout dans la palette d’intervention du travailleur social. Encore faut-il en comprendre les ressorts pour favoriser la relation d’aide. Et ne pas l’abîmer. Travailleurs sociaux, formateurs et sociologue confrontent leur vision sur cette question aussi riche que délicate.

Est-il bien sérieux de rire ? Rire au travail, lorsque la norme intime d’être efficace, productif, crédible, conforme à un statut. Rire avec ce collègue qui, par définition, n’a rien du vieil ami à qui l’on tape dans le dos. Rire lorsque le métier consiste à côtoyer des situations douloureuses : ce monsieur en fin de vie, cette famille à la rue, cet adolescent placé. S’agit-il, d’ailleurs, de rire avec, de rire de, de rire contre soi, contre l’autre ?

L’humour a ses dangers et ses vertus. Mais parce qu’il est un vecteur de lien, le travail social ne peut l’ignorer. « Il n’y a pas de relation sans un minimum d’humour, tranche Didier Morel, membre de la revue Le Sociographe, qui a coordonné un numéro sur le sujet en 2010(1). L’humour, c’est un trait d’esprit, une façon d’être avec la personne qui donne une tonalité aux échanges, permet de dédramatiser des situations. J’imagine mal un travailleur social en être dépourvu. Il y en a mais l’accompagnement manque alors de cette légèreté, de ce second degré, qui me paraissent essentiels pour entrer en relation. » Jacques Riffault, président de l’organisme de formation parisien CapClinik, en convient : « L’humour doit faire partie des qualités d’un travailleur social. Il s’agit d’être capable de prendre de la distance vis-à-vis d’une situation, sans que cela ne casse la relation. C’est un moyen de la préserver sans entrer dans des sentiments de compassion. »

Soyons clair : il ne s’agit pas de confondre le travail social avec le métier d’humoriste. Nul besoin d’imiter Pierre Desproges, ni de lorgner la carrière d’une Blanche Gardin, passée d’éducatrice en banlieue parisienne à la célébrité des salles de spectacle. Il serait dangereux, même, de céder à cet impératif social qu’est devenu l’humour, souvent empreint de moquerie sur les chaînes de télé ou de radio. L’humour a mille couleurs, qui s’imbriquent volontiers dans un kaléidoscope difficile à démêler. Des couleurs plutôt sombres : la moquerie, le persiflage, l’ironie. D’autres plutôt chaudes : l’autodérision, le comique, la blague. L’humour est tour à tour défensif, corrosif, subversif, verbal ou non. S’il peut provoquer le rire, il s’en distingue. « D’ordre plus pulsionnel, le rire met en jeu le corps, jusque parfois au fou rire, irrépressible », note Jacques Riffault. Plus qu’à ses nuances, le travailleur social s’attachera à ses effets. L’humour, comme technique relationnelle, requiert un préalable de bienveillance et de respect. Il poursuit dès lors plusieurs objectifs, qu’Anne-Frédérique Joris, assistante de service social, a passés en revue dans Le Sociographe. Pour elle, l’humour détend et facilite la relation en soulageant les tensions. Il favorise une prise de distance, en relativisant et en dédramatisant. Il rééquilibre la relation, permet de transmettre un message ou de dépasser un blocage. Ou encore de déjouer l’agressivité des personnes accompagnées.

L’humour s’inscrit dans une relation. Sans la rencontre d’un émetteur et d’un destinataire, il n’est rien. Sans un contexte non plus. Coucher ce trait d’esprit sur papier, et il s’effondre. Expliquer la scène à qui n’y aurait pas assistée, et elle s’évanouit. C’est ce que cherche à illustrer Forsyfa, centre de formation des professionnels de l’aide et du conseil à l’approche systémique, à travers son module « L’humour comme outil d’intervention ». « L’objectif, c’est de regarder de façon contextuelle quand et comment l’humour peut émerger, explique la formatrice Catherine Gadby-Massart. L’aidant arrive avec son bagage culturel et émotionnel, mais il s’inscrit aussi dans une relation où tout humour prend racine. J’invite donc à connaître son style d’humour et à prendre en compte le système. » Elle cite deux exemples : les films Patients et Intouchables. Dans le premier, l’aide-soignant Jean-Marie met du cœur à plaisanter avec son patient. « Mais c’est une catastrophe parce qu’il n’a pas pris le temps d’établir la relation. » Dans le second, Driss, auxiliaire de vie, ose le fameux « Pas de bras, pas de chocolat », à son patient tétraplégique. « Celui-ci lui avait demandé de n’avoir aucune compassion. Il rit jaune, mais la blague passe parce que Driss reste dans la fonction », souligne la formatrice Catherine Gadby-Massart. S’il faut connaître les fonctions de l’humour, il convient de ne pas perdre de vue les objectifs. « On peut vouloir faire diversion, baisser la tension, reprendre des forces, mais si on veut que l’humour devienne un outil, il faut savoir reprendre sa route », résume-t-elle.

User, ne pas abuser

L’humour se dose, se régule. Mais nul n’est à l’abri de quiproquos et de malentendus. Didier Dubasque, ancien cadre en Loire-Atlantique, en a fait l’amère expérience : « J’ai reçu des plaintes d’usagers qui ne comprenaient pas l’humour d’une assistante sociale. Elle croyait bien faire. Eux se sentaient méprisés. » La clé, lorsqu’il est encore temps ? Revenir sur l’événement, s’excuser. A Askoria Rennes, les étudiants en travail social partagent aussi des expériences peu concluantes : « Certains pensent dédramatiser, et l’usager vit l’humour comme une forme de menace, d’humiliation. D’autres se veulent soutenants, sauf que ce n’est pas le moment de rigoler, expose la formatrice Alice Lepicard. L’éthique doit toujours s’inviter dans l’humour. On ne peut pas rire de tout, notamment avec des personnes vulnérables. Il faut savoir réguler son vocabulaire et éprouver le lien avant de s’engouffrer dans un registre humoristique. » Le manier est affaire d’expérience, d’intelligence relationnelle et de savoir-être. En formation, la notion est ainsi souvent abordée sous un angle plus large. « On travaille l’expression corporelle, comment faire passer des messages à travers le non verbal, comment réguler le silence pour ne pas être dans un débit de parole permanent, etc. », explique Alice Lepicard.

L’humour ne se décrète pas. En témoigne le silence des Ehpad. « Le rire est faible pour des raisons morales : beaucoup de gens y résident par défaut. Mais aussi pour des raisons physiques : il demande une mobilisation corporelle délicate lorsqu’on est dépendant », souligne Pierre A. Vidal-Naquet, sociologue spécialiste des relations de soins et d’aide. Pourtant, le rire, qui pouvait s’inscrire hier dans une relation paternaliste entre soignants et soignés, vise le soin de la relation : ce sont les professionnels qui le mobilisent.

Autodérision

Sur le terrain, ces derniers n’abdiquent pas. Beaucoup manient l’humour au quotidien. Et cela commence par une posture : « Le temps est suspendu quand j’interviens auprès des familles. J’arrive avec le sourire et l’énergie qui leur manquent souvent », explique Elodie Marest, assistante sociale libérale. Dès les premières rencontres, elle échange des rires, cherche à établir une relation de confiance. Non sans avoir jaugé ses marges de manœuvre. « Même face à une situation enkystée et difficile, j’ai à cœur de mettre une dose de légèreté et d’aider à dédramatiser. Ça permet souvent de désamorcer des situations de conflit. » L’autodérision est l’un de ses meilleurs atouts. Une manière de rétablir une forme d’égalité. « Je dis souvent : “On a tous des défauts. Moi, je suis assistante sociale, poursuit Elodie Marest. Si l’accès à l’humour est difficile, je me prends comme cobaye, j’accentue des maladresses. » Et quand les parents évoquent leur culpabilité, elle sait se montrer indulgente, rire d’elle-même. Une manière aussi de les inviter à plus de légèreté dans leur rapport avec leurs ados. Parfois, ce zeste d’humour est une manière de souffler. « Quand le sujet est délicat, certains prennent des détours. Quand les larmes montent, je souris, je me détends. Je dis que j’ai compris ce qu’ils voulaient dire. Ils finissent par se lancer parce qu’il y a de la bienveillance, malgré l’émotion. » La relation n’est jamais frontale. Elle évolue selon les situations. Avec des enfants, Elodie Marest utilise des jeux, met en scène des histoires et n’hésite pas à créer de la proximité, en les envoyant faire une blague à leurs parents. Lorsque l’accès à l’humour est difficile, douceur et chaleur prennent le pas sur la plaisanterie. Question de nuances, mais l’objectif ne varie pas : il s’agit d’entrer en relation. « Je leur demande s’ils devinent la grimace que je fais derrière le masque. » Avec les adolescents, même credo : « Je fais des parallèles avec des situations vécues. On plaisante des parents. On échange avec respect et bienveillance, sans verser dans le laxisme pour autant. »

L’humour ne doit pas empêcher de dire les choses. « L’an dernier, la personne accompagnée s’était sentie trahie par le rapport que les services avaient rédigé sur sa situation, explique Marion Hingant, éducatrice à l’Apase (Association pour l’action sociale et éducative en Ille-et-Vilaine). Cette année, on a établi une relation, on s’est parlé. J’ai pu lui dire de manière légère : “On pourrait écrire un roman sur votre vie, vous êtes rock’n’roll ! Mais faites attention avec votre enfant.” Il faut savoir rester honnête et authentique. » L’éducatrice caricature volontiers les situations pour faire passer des messages, usant de l’ironie avec tact. Elle évoque notamment cette femme précaire, au fauteuil roulant délabré, qui refusait son invitation à consulter une assistante sociale. « Elle ne se sentait pas légitime, n’osait pas demander. Je lui ai répondu, de manière entendue : “C’est vrai, vu votre situation, vous n’avez aucun droit à demander des aides !”. Handicapée depuis sa naissance, tutrice de ses petites sœurs, elle s’est rendu compte qu’elle était en droit de solliciter de l’aide. Je peux faire un peu de provocation, de la même manière, avec un jeune qui se dévalorise : “C’est vrai, t’es pas très intéressant !” » Mais pas question de systématiser : « Avant de faire de l’humour, il y a parfois des choses à entendre, comme la colère d’une personne. »

L’humour contre soi

Les personnes accompagnées aussi manient l’humour. Parfois au détriment des professionnels. Monitrice-éducatrice au foyer départemental de l’enfance de La Roche-sur-Yon (Vendée), Mauricette Gautier accompagne des adolescentes de 14 à 18 ans. Des jeunes filles aussi impulsives que pleines de vie et pas toujours tendres entre elles ou avec les éducateurs. « Nous devons être capables de nous remettre en question et de subir l’humour contre soi. Moi, je suis petite, âgée. Les ados peuvent facilement m’attaquer sur ces critères. Si je prends la blague frontalement, elles vont y aller davantage. Je préfère en jouer. Je réponds : “Tout ce qui est petit est gentil” ou encore “Si je veux te filer une claque, il me suffit de lever la main”. » Reste à trouver les limites : « Si ça dérape, on dit “stop”. Les meilleures blagues ont une fin », signale l’éducatrice. Parfois, Mauricette Gautier utilise l’humour pour faire diversion. Comme lorsqu’une jeune fille déficiente intellectuelle est prise à partie par ses camarades. « Je fais semblant de le prendre pour moi. Je fais mon show et je désamorce pour éviter de blesser la personne. Quitte à parler sérieusement du sujet plus tard, en collectif, en élargissant le propos. »

En somme – et c’est une bonne nouvelle –, les travailleurs rient encore. Et ce, malgré les dérives technocratiques, la culture de l’évaluation, que pointe Didier Morel. « Les professionnels restent porteurs de souffles de joie, de rires nécessaires, conclut David Guergo, formateur à l’institut régional du travail social (IRTS) Nouvelle-Aquitaine. Si aucun travailleur social n’utilisait ce petit pas de côté qui permet de vivre autrement des situations traumatisantes, nous alimenterions alors un monde traumatisé ! »

Notes

(1) « Le rire du travailleur social. Pratiques de l’humour et humour de la pratique » – Le Sociographe, 2010.

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