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“Il y a des murs idéologiques invisibles”

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Le secteur médico-social est-il menacé dans sa mission d’accompagnement des personnes gravement handicapées mentales ? Assujetti à la performance, à l’inclusion, il s’éloigne de plus en plus du soin clinique. Au détriment du sujet et des professionnels qui s’épuisent.
L’accompagnement des personnes handicapées mentales est à vos yeux de plus en plus difficile. Pourquoi ?

Les professionnels sont pris entre deux forces contraires. D’un côté, une pression clinique importante : beaucoup d’enfants et d’adultes accueillis présentent des troubles complexes se traduisant par de la violence et de l’agressivité face auxquelles les équipes éducatives et soignantes sont démunies. Tous les moyens théoriques et les techniques de soins comme les références à la psychopathologie ont été abandonnées alors que, sans faire de miracle, elles avaient montré une certaine efficacité. D’un autre côté, depuis la réunion au sein des agences régionales de santé du médico-social et du sanitaire, un management technocratique s’est mis en place, rendant toute créativité impossible. Au milieu de cela, les professionnels des IME, des MAS, des MECS, des ITEP(1) se débrouillent comme ils peuvent. Et nombreux sont ceux qui se déclarent en souffrance ou épuisés lors des séances d’analyse des pratiques professionnelles que j’anime. Ils traversent une profonde crise d’identité.

Comment en est-on arrivé là ?

La psychiatrie adulte ne prend plus vraiment en charge les personnes en état de lourd handicap mental. Elles étaient auparavant reléguées dans les hôpitaux quasiment à vie, ce qui n’était pas une solution. Mais le secteur psychiatrique s’est transformé et tend de plus en plus à ressembler à la médecine somatique. Un usager a une bouffée délirante, il est hospitalisé trois jours. Il est peut-être apaisé par des traitements mais le problème de fond demeure. La souffrance psychique doit être soutenue au long cours, c’est une aide de tous les instants. A défaut, on retrouve les adultes schizophrènes dans la rue ou dans les prisons. D’autres personnes handicapées mentales sont dans les établissements médico-sociaux. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi mais ils ont besoin de soins qui ne soient pas limités à des prestations symptomatiques, parcellaires et cloisonnées. Or le secteur n’est plus armé pour cela. La notion de handicap et l’éducatif ont pris le pas sur la clinique. Mais le handicap est la résultante sociale de la maladie, il ne dit rien de la position du sujet qui souffre dans tous les actes de sa vie : manger, se laver, être en relation avec les autres… En médico-social, le quotidien, la relation, aussi banals soient-ils, s’affirment comme porteurs de potentialités thérapeutiques de tout premier plan.

Vous écrivez que l’on n’aide plus, on accompagne… Et alors ?

Accompagner signifie que la personne sait où elle va. La vérité n’est ni dans un terme ni dans l’autre. Le problème est que l’on est passé d’une infantilisation, voire d’une mainmise sur la personne, à l’idée qu’elle doit être autonome et savoir ce qu’elle veut. Dans cette « novlangue », l’injonction à la bientraitance et son pendant, la hantise de la maltraitance, s’immiscent partout. Cette police de la pensée, empreinte de bons sentiments, est très culpabilisante pour les professionnels. Elle risque de leur couper la parole alors que c’est la seule garantie d’un traitement suffisamment bon des personnes handicapées mentales. La maltraitance existe et il faut la sanctionner. Mais la complexité de l’accompagnement de ces personnes veut que parfois on cherche, on essaie, on n’est pas toujours au plus près, au plus juste. Ce tâtonnement ne doit pas être jugé mais épaulé, guidé. La bientraitance ne se décrète pas, elle se construit au jour le jour. Il faut que les professionnels puissent exprimer leurs difficultés sans que l’arme de la maltraitance soit brandie immédiatement. La réalité du rapport au handicap n’est pas constituée que de perceptions agréables. Quand les professionnels entrent dans une chambre et que les murs sont couverts d’excréments, ils sont légitimes à dire que c’est insupportable même si ce n’est pas de la faute du résident. Cela suppose l’existence d’un espace où ils peuvent déposer leurs observations, leurs émotions et dans lequel on va essayer de donner du sens à l’insensé.

Vous remettez aussi en cause la notion d’inclusion…

L’inclusion est une bonne idée. On n’a cependant pas attendu ce mot-là pour que les personnes vivent le plus possible dans leur environnement social. Dans les années 1960 est née la psychiatrie hors les murs pour soigner les gens chez eux, dans leur famille, leur quartier. Je crains que l’on bascule du « tout dedans » au « tout dehors ». Ce renversement d’une vision presque exclusivement médicale du handicap mental à une vision uniquement sociale questionne. Le passé asilaire du secteur est sans doute pour beaucoup dans le fait de considérer que vivre dans des établissements médico-sociaux est une forme d’exclusion et qu’il suffit de les remplacer par des plateformes de services. Mais la personne en grande souffrance psychique a peut-être besoin d’être protégée. Est-ce que toute personne handicapée peut ou a envie de vivre dehors ? Il ne doit pas s’agir d’un dogme mais d’une perspective qu’il faut toujours avoir à l’esprit, qui ne peut pas pour autant se réaliser sans étayage. Le risque est qu’aujourd’hui on enferme les gens dehors. Il y a des murs idéologiques invisibles, bien plus enfermants que de vrais murs. Du reste, l’origine latine d’inclusion est « inclusio » qui signifie « enfermement ».

Que répondent les directions ?

Le management moderne est coupé du terrain ou l’a perdu de vue. Les directeurs d’établissement sont eux aussi sous pression des normes élaborées par les ARS ou autres. C’est comme s’il n’y avait plus de lien entre la clinique que requièrent les publics et les modes d’organisation extrêmement contraignants et totalement déconnectés de la réalité. Un des critères de résultat sur lequel sont jugées les directions est justement l’inclusion. Si 70 % de l’effectif répond à ce critère, parfait. Mais cela ne dit rien de la manière dont les choses sont vécues, des problèmes rencontrés… On calcule la performance de l’établissement, mais on n’évalue pas la souffrance psychique de l’usager. Cette subjectivité-là ne se mesure pas avec des cases à cocher. La clinique n’est plus dirigée. Il n’y a plus de psychiatres attitrés en milieu médico-social. Lorsqu’ils viennent, c’est pour quelques heures de consultation et pour renouveler les ordonnances. Les psychologues pourraient conduire et animer ce travail. Or leur position institutionnelle en tant que cadres techniques et non hiérarchiques leur interdit. Les chefs de service sont submergés par les tâches administratives. Les équipes font ce qu’elles peuvent. En tout cas, sans regard extérieur, elles pataugent un peu dans le symptôme. Et les réponses bureaucratiques ne leur sont d’aucune utilité.

Ancien chef de service

en maison d’accueil spécialisée, intervenants dans des établissements médico-sociaux pour des formations et analyses des pratiques, Philippe Chavaroche est l’auteur de Où va le médico-social ? (éd. érès, 2021).

Notes

(1) Instituts médico-éducatifs, maisons d’accueil spécialisée, maisons d’enfants à caractère social, instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques.

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